Ville conquise
attendaient le pain vainement attendu
la veille, de longues heures durant, dans la tourmente de neige. Les volets de
la boutique furent enfin ouverts quand il faisait grand jour. Vint-il à ces
femmes, de ce ciel merveilleusement éclairci, de la précision parfaite des
formes, des lignes et des couleurs, du doux scintillement nuancé de la neige, quelque
joie des yeux ?
– Qu’il fait bon ! murmurèrent des voix.
– Oui, firent aigrement d’autres, mais va-t-on encore
nous faire attendre longtemps ?
Les heures passaient, désespérantes. On s’était raconté les
nouvelles, les misères, les rumeurs, les idées.
– Vous rappelez-vous, avant la guerre, le prix des œufs,
dites ?
– Il la bat, que je vous dis, c’est une martyre, et
douce comme une sainte.
– Alors, ils lui ont réquisitionné le cheval, et la
farine, et tout, y n’a plus rien, y n’a plus qu’à s’en aller par le monde comme
un pauvre errant, mon Dieu, mon Dieu…
– Si les Anglais viennent, eh bien ! vous le
verrez, tous ceux qui ont une seule fois levé la main pour les communistes
seront pendus…
– Tous alors ?
– Oui, tous, tous…
– Vous rappelez-vous Mikhéi Mikhéitch, ce bon gros ?
La 60 e boulangerie communale occupait près de la
Grande-Usine l’ancienne boutique de ce bon gros que les uns disaient avoir été
tué par ses ouvriers, que les autres affirmaient avoir rencontré en ville, l’air
important, une serviette sous le bras. À sa place, au comptoir nu, dans la
boutique étouffante et froide où se mêlaient des odeurs de pain mal cuit, de
rats crevés sous le plancher et de sueurs âcres fermentant sous des peaux de
mouton, se tenaient maintenant deux maigres commis qui prenaient les cartes de
vivres, y découpaient un rectangle et jetaient dans les mains noueuses qu’on
leur tendait un morceau de pain noir mou comme de la glaise. Une femme, tout à
coup, éclata en sanglots :
– On m’a volé ma carte, on m’l’a volée, j’l’avais là à
l’instant…
Celles qui emportaient leur pain s’attroupaient autour d’elle,
les autres passaient en se bousculant, le précieux papier estampillé par la
commune serré dans leurs poings. Des remous se produisirent dans la queue.
– Quoi ? Quoi ?
Une inquiétude passait.
– Citoyennes ! criait l’un des commis à l’intérieur.
– Quoi ? Quoi ?
Celles qui attendaient dehors virent refluer vers elles un
groupe désolé.
– Y a plus d’pain.
– Quand est-ce qu’il y en aura ?
– J’en sais rien, disait le commis apparu sur le seuil,
en se mouchant dans ses doigts. Demandez donc ça aux commissaires.
La boutique restait ouverte, vide, car les deux garçons
devaient fournir leurs huit heures de présence. Ils ricanaient.
– Qu’est-ce qu’on y peut, nous autres, petites
citoyennes ? On est comme vous.
Il y avait au fond, au-dessus du comptoir nu, un grand
calicot rouge couvert de lettres blanches :
Les travailleurs
veulent le Pain,
la Paix, l a
Liberté.
La Grande-Usine étendait ses champs de neige du faubourg à
la mer, sur des kilomètres de chantiers. Les courants d’air sifflaient dans des
carcasses d’ateliers. Des wagonnets, retournés en tas près de vieux rails
tordus qui ressemblaient sous la neige à des enchevêtrements de serpents
pétrifiés, des wagons encore chargés recouverts d’une carapace blanche, de
petites locomotives oubliées sur les tronçons de voies, des amoncellements de
ferrailles qui avaient été des machines, parsemaient ce désert. Les cheminées
lâchaient pourtant encore, par intermittences, d’étonnantes fumées noires. La
vie se concentrait dans des halls pleins d’une odeur de suie, d’huile refroidie,
de métaux négligés. Les lampes à arc y suspendaient de grosses lunes blafardes ;
un jour gris tombait des hautes verrières sales où tout à coup apparaissaient, au
travers de cassures, des angles nets de ciel bleu.
Les canons de 77 semblaient y pointer leurs gueules. Des
bielles tournaient avec un bruit fatigué de cœur essoufflé. Les hommes au
travail se perdaient parmi les machines, rendus à une sorte d’insignifiance, poursuivis
par le froid, la fatigue et la faim jusque devant les établis, désolés de
percevoir sans cesse la présence du désert. Ils disaient :
– Ça une usine ? Plutôt un cimetière, oui… On n’sait
plus c’qu’on est. On n’est plus des ouvriers : des crève-la-faim, des bons
à rien, des bousilleurs
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