Ville conquise
présidentielle.
– Koriaguine a la parole.
La réunion durait depuis plus de deux heures déjà, dans un
chaos traînant. On avait conspué le secrétaire de la cellule communiste.
– Du pain ! du pain ! pas de discours !
– On les connaît tes boniments !
Comme il descendait en chancelant de la tribune branlante, de
grands gars, furieux, le prenant aux épaules, l’avaient secoué, maigre et
défait, dans sa vareuse militaire :
– Dis-le, qu’t’as pas téléphoné à la Commission
extraordinaire ! Ose le dire, voir !
Timoféi, content de l’incident parce qu’il haussait la
température de la salle, avait dominé le tumulte, de ses longs bras ouverts et
de sa face émaciée.
– Pas de nervosité, camarades ! C’est nous la
force !
Koriaguine achevait de noyer la colère de ces mille hommes, sous
son récit embarrassé, semé de mots maladroits qui détendaient en faisant rire. Il
racontait son voyage dans la campagne de Tver et qu’au retour on lui avait
saisi trois sacs de farine. Les copains l’avaient cru en congé de maladie.
– Bouffe-tout-seul ! Salaud ! cria une voix.
L’épithète sembla se coller à ce fort en gueule rouge et
suant, empêtré dans une tirade sur l’impérialisme. Timoféi souffrait. Mille
hommes et pas une voix ! Tant de souffrances, tant de révoltes et pas une
voix ! Des lampes à arc suspendues sous la charpente métallique, une
clarté triste tombait sur mille têtes, coiffées de vieux bonnets de fourrures
ou de casquettes avachies. Ces profils heurtés, ces arêtes dures, ces teints
incolores, tous ces vêtements terreux, c’était bien, quant à l’apparence, mais
plus pauvre, comme amoindrie, la même masse humaine que dans les journées de
mars, quand s’écroula sous sa poussée l’autocratie tricentenaire (parce qu’il n’y
avait pas de pain ainsi qu’aujourd’hui, dans ces quartiers ; seulement, en
ce temps-là, on vivait tout de même beaucoup mieux) ; la même masse qu’en
juillet quand elle déferla tout à coup sur la ville, comme une inondation prête
à tout emporter ; la même masse qu’en octobre quand la voix de Trotsky l’entraînait
à la conquête du pouvoir… La même, et pourtant non, une autre aussi, maintenant
inconsistante, désorientée, sans âme : pareille à l’homme qu’on a connu le
menton ferme, l’allure volontaire, la parole directe et que l’on retrouve les
veines vides, la chair flasque, cherchant ses mots avec un regard vacillant. Timoféi
se mordait les lèvres. Cette foule a les veines vides. Les meilleurs sont
partis. Plusieurs sont morts. Huit cents mobilisés en six mois. Plus une voix
naturellement. Léontii, on le dit mort dans l’Oural : c’était une voix, celui-là,
et plus encore, une tête. Klim se bat dans le Don, Kirk dirige quelque chose, Loukine,
où est Loukine ? Timoféi revoyait dans ce hall même les anciens, trois ou
quatre rangs d’hommes, générations successives, montées et disparues en un an. Partis,
à la tête de l’armée, à la tête de l’État, morts, têtes trouées, descendus aux sons
des marches funèbres dans les fosses du Champ-de-Mars. La révolution nous
dévore. Et ceux qui restent sont sans voix, car ce sont les moins valeureux, les
passifs, les traînards, ceux qui…
– Assez ! Assez criait-on à Koriaguine ; on t’a
assez vu, c’est bon !
Timoféi lui-même ne savait pas parler aux grandes assemblées.
Ses yeux azurés s’embuaient à la tribune, il ne voyait plus devant lui qu’une
brume attirante et convulsante comme un abîme. Sa voix, trop faible, ne portait
pas loin ; sa pensée s’ordonnait en formules concises qui ne faisaient pas
des phrases ; il avait tout dit que les oreilles anxieuses se tendaient
encore vers lui ; et parce que c’était un esprit très clair, il semblait n’avoir
pas de souffle, ne pas savoir poser les problèmes qu’il n’énonçait que pour les
résoudre aussitôt. Tout lui paraissait perdu quand une porte s’ouvrit au fond
et Goldine entra. Timoféi soulagé agita vigoureusement la sonnette pour
réveiller l’assistance traversée de murmures.
– Limitez le temps de parole !
Timoféi feignit de ne pas entendre. Ce n’était pas le moment,
certes ! Il se leva.
– La parole est à Goldine.
Des mains battirent. Un strident coup de sifflet s’envola et
se cassa net. Les têtes, les poings, les épaules s’agitaient en des remous
confus. Goldine, saisissant des deux mains
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