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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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été
jusqu’à présent un agent très consciencieux. Et il est contrôlé par Zacharie.
    – Vous savez bien que Zacharie est une canaille pire.
    C’était la onzième affaire jugée cette nuit-là. L’aube se
montrait aux vitres. Marie Pavlovna dit :
    – Je mets aux voix. Térentiev ?
    – La mort.
    – Arkadi ?
    Arkadi, les yeux baissés sur le dossier à couverture bleue, sentit
peser sur lui deux regards : l’un charnel, railleur, odieux comme une
grossière poussée ; l’autre froid, sévère, triste, discernant peut-être
dans son irrésolution une faiblesse, une fatigue nerveuse, une rébellion
involontaire contre la tâche… Le mot s’arracha de ses lèvres sans qu’il en eût
bien conscience et tomba sur le dossier ainsi qu’un sceau invisible :
    – La mort.
    – La mort, dit Marie Pavlovna impassible. Je signe.
    Térentiev contresigna.
    C’était fini, le cauchemar intérieur se dissipa. Marie
Pavlovna proposait d’ajourner les affaires suivantes à la séance de mercredi. Ils
se levèrent. Térentiev, rendu à son apathie, n’était plus qu’un gros bonhomme
au teint de brique, aux sourcils rares à peu près incolores. Il parut se voûter
lentement, regarda dans la fenêtre les toits blancs, et, comme Marie Pavlovna l’interrogeait
amicalement des yeux, lui répondit à mi-voix :
    – Mon cadet a la scarlatine.
    Arkadi, avant de rentrer chez lui, erra un moment sur la
vaste place déserte, baignée par une singulière lueur d’aube d’un bleu très
pâle. Il lui sembla que le grand calme des pierres, de la neige et du jour
naissant entrait en lui par tous les pores. Telle la fraîcheur de l’eau quand
le nageur a plongé, la peau brûlante. Il pensa, rasséréné : « Demain,
j’irai voir Olga. » Il s’aperçut alors qu’une coïncidence de nom avait
tout à l’heure pesé sur sa force. Olga. Il pensa à elle en se couchant dans sa
chambre négligée où des armes du Daghestan aux fourreaux d’argent superbement
ciselés étaient jetées sur le divan. Olga. Il n’avait qu’à fermer les yeux pour
qu’elle fût présente, et c’était une autre fraîcheur que celle du petit jour
bleuissant sur la place, c’était une fraîcheur blonde, aussi calme et lumineuse
que le reflet du soleil dans des vitres à la fin d’un après-midi.
    Olga battit des mains quand il entra.
    – Je savais que tu viendrais aujourd’hui. Je le savais !
Vois, je t’attendais…
    Les deux mains sur ses épaules et les yeux dans ses yeux, elle
dit :
    – Je me suis réveillée cette nuit, à quatre heures. J’ai
senti que tu pensais à moi. Dis la vérité : as-tu pensé à moi à quatre
heures ?
    Il faisait trop sombre pour qu’elle discernât bien le
sourire un peu crispé avec lequel il répondit, croyant mentir :
    – Oui.
    Olga battit encore des mains :
    – Je le savais, je le savais !
    Il la retint du geste, prête à se jeter dans ses bras. Elle
le vit mieux sourire. Elle le sentait souple et résistant. Avec une âme aussi
forte que ses muscles dont les moindres mouvements étaient d’une précision
accomplie. Il se laissa tomber sur le divan, croisa les jambes – les hautes bottes
luirent – et dit :
    – Laisse-moi te voir, je suis si bien.
    – Je fais du thé, répondit-elle.
    Elle fut heureuse d’apercevoir dans la pénombre la pointe
rouge de sa cigarette. Elle aimait à se mouvoir dans l’indiscernable lumière
des regards qui la suivaient d’un bout à l’autre de la pièce faiblement
éclairée. Nulle part au monde, jamais, personne ne donnerait à cet homme un
calme plus grand, un repos plus sûr, une joie plus certaine. Elle le savait. Et
la chaleur, douce d’abord, puis impérieuse comme un magnétisme, du regard posé
sur elle, l’enveloppait toute, communiquant à ses gestes une nouvelle souplesse.
Tout son être clamait quelque part au fond de lui-même que c’était un immense
bonheur. Quand elle savait qu’il ne pouvait pas discerner son visage, elle
riait silencieusement de toutes ses jolies dents, de ses yeux sans fond, pleins
de reflets. Puis elle les fermait un instant, immobile, se bornant à penser :
« Il est là », ravie, avec le pressentiment délicieux des mains
prêtes à se poser sur elle.
    Elle était grande, flexible, éclairée tout entière par la
multiple lumière des yeux bordés de longs cils dorés, toujours battants comme
pour voiler l’élan du regard, des cheveux bien lissés sur lesquels

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