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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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de boulot, des salopards, voilà ce qu’on est. Y en a
qui démolissent des machines pour se faire des briquets. Y en a qui volent du
fil de laiton pour se faire des cages à lapins. Y en a qui barbotent le charbon,
l’huile des machines, le pétrole des lampes. Y en a qui n’ont jamais travaillé
avant de faire ce métier-là. Voilà ce qu’on est devenu. C’est beau.
    Quelques équipes enragées s’acharnaient par crises autour
des locomotives : et c’étaient les mêmes hommes. Ils volaient comme les
autres. Ils couvaient une sombre fureur contre eux-mêmes, le sort, les
commissaires, l’Entente, tout ce qui en tuant l’usine les tuait. Ils envoyaient
des délégations au président du Conseil du peuple de la commune du Nord. Des
prolétaires hâves aux vieilles bottes trouées remplissaient les couloirs
étroits de Smolny d’un cheminement de patrouilles lasses. Dans le grand cabinet
de travail du dictateur, parmi les tapis, les meubles de cuir, les téléphones
nickelés, les cartes déployées sur les murs, indiquant d’un gros trait de soie
rouge la ligne de sang des fronts tracée autour de la république, une lâche
timidité s’emparait des plus véhéments. Que faire ? Les fronts sont là. Pas
de pain, l’argent-papier, les paysans refusent le blé. Tenir, tenir ou crever, nom
de Dieu ! Mais on vient justement dire qu’on ne peut plus tenir…
    – Asseyez-vous, camarades, disait doucement le
président.
    La délégation se disloquait sur le divan, trop loin, dans
des fauteuils trop mous. Les hommes se taisaient farouchement, embarrassés.
    – Alors, ça ne va pas ?
    Un vieux qui avait marché dans le cortège de Gapone en 1905,
ridé comme certains masques chinois, se levait pour se sentir plus d’assurance
et s’écriait enfin :
    – Ah non ! ça ne va pas ! Y a plus moyen d’tenir !
On va tous y passer. L’usine ne ressemble plus à rien…
    Le président se levait aussi, attentif, sachant tout, sachant
aussi qu’il fallait écouter, jusqu’au bout, puis montrer les cartes, donner des
chiffres, promettre, téléphoner à la Commune ; et qu’au fond, il n’y avait
absolument rien à faire. (Mais on peut toujours tenir une heure, un jour, une
semaine de plus ; et c’est peut-être cette heure, ce jour, cette semaine
qui décident.) Il répondait d’une voix basse, tout autre que celle qu’on lui
connaissait dans les grandes assemblées. Il parlait de l’Allemagne affamée et
rançonnée, du sang frais de Liebknecht, de la révolution mûrissant en Europe. Lequel
de ces hommes viendrait à son secours ? Comment était composée cette
délégation ? On lui avait bien dit qu’elle ne comprenait pas d’adversaires,
mais des sans-parti, un ou deux sympathisants… Qui ?
    Celui-là se révélait un homme jeune encore, au menton épais,
qui parlait d’une voix apprise, ainsi que dans les réunions. La classe ouvrière
se battrait jusqu’au bout ! Chacun ferait son devoir devant l’internationale !
Pourvu que le ravitaillement fût amélioré ; que l’usine reçût la ration
extraordinaire promise depuis un mois… Ce qu’il disait sonnait étrangement faux,
bien que ce fût profondément vrai et qu’il fallût le dire ; on sentait qu’il
mentait en disant la vérité. (« Toi, tu veux te faire pousser au Comité d’usine… »)
    Le jour où les femmes ayant fait la queue toute la matinée
devant les boulangeries rentrèrent sans pain, un conseil des délégués, du reste
secret, afficha sur les murs des appels assez bien imprimés invitant les
prolétaires de l’usine à prendre leur propre sort en main. La grève était dans
l’air. Les téléphones des comités l’annonçaient en tous sens. Des trois mille
sept cents ouvriers inscrits, moins de deux mille avaient pris le travail à
sept heures. Le maître mécanicien Khivrine était venu à la direction, la
casquette sur l’oreille, la cigarette aux dents, annoncer méchamment que ses
machines ne marchaient plus.
    – Une avarie que j’comprends pas, envoyez les
ingénieurs.
    Il annonçait ça comme une bonne nouvelle. Les groupes S.R. de
gauche et menchevik avaient tenu des conciliabules dans la nuit.
    – Faut en finir.
    Mille hommes remplissaient le hall. La tribune barrée d’un
tronçon de rail se dressait au-dessus des têtes. À côté, autour d’une table
légèrement surélevée, recouverte d’une étoffe rouge, siégeait le bureau de l’assemblée.
Timoféi agitait la sonnette

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