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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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carte
dont la véracité se trouvait par contrecoup mise en doute :
    – Vous pensez donc qu’il faudrait effacer tout ceci ?
    Tout ceci, c’était les flèches rouges criblant l’Afrique
méditerranéenne de Suez à Casablanca.
    – Mais non, mais non. La fermentation des colonies ne
fait pas de doute. Voyez plutôt le manifeste de la III e Internationale.
    Ses visiteurs partis, Fuchs inscrivit (au crayon afin de
pouvoir l’effacer plus tard) dans l’angle de la carte, en petits caractères d’une
régularité parfaite :
    « Cf. manifeste de la III e Internationale. »
    … Ils n’avaient que quelques pas à faire, pour se retrouver
dans leur chambre. Mais dès avant, dans l’ombre du corridor, Olga s’étant
retournée vers Arkadi pour lui dire : « C’est un original, n’est-ce
pas ? » sentit sur ses lèvres le souffle de l’homme qui ne répondit
pas. Il enlaçait sa taille d’un bras de fer. Elle ploya tout entière contre lui ;
ce fut comme s’il l’emportait vers un bonheur inconnu.
    Arkadi ne s’attardait jamais. Ses nuits de labeur
commençaient tôt. Il partit, laissant derrière lui, dans la chambre où flottait
l’odeur de ses cigarettes, un sillage obscur de joie, de trouble et de force ;
mais dans ce sillage Olga se sentait l’âme et la chair vides. Quel étrange
désert quand les lèvres sont usées et les nerfs détendus… Elle sommeilla. La
sonnette retentit deux fois. « Pour moi. » – « Qui donc ? »…
    Ce fut chez elle, devant le jeune soldat hâlé qui entra, un
étonnement mêlé de malaise :
    – Toi ? Toi ? Comment se fait-il ?
    Ils s’embrassèrent pourtant, les joues froides l’un et l’autre.
    – Sœurette, je suis vanné. J’arrive de Rostov avec des
détours fantastiques. Les gens de Makhno m’ont fait prisonnier en route. Je
leur ai dit que j’étais presque anarchiste. Ils ne m’ont pris que ma fourrure
et mille roubles. Sans importance.
    – … Tu es soldat ? commandant ?…
    Sur sa manche, une étoile rouge.
    – Non. Oui. Comme tu voudras. Comment va maman ? Puis-je
coucher chez toi ? La maison est-elle sûre ? Mes papiers ne sont pas
en règle.
    – … pas en règle ? pourquoi ?
    – Tu n’y comprendrais rien, sœurette. Ne t’inquiète pas.
Où penses-tu que je puisse m’arrêter quelques jours ?
    – Je ne sais pas Kolia. Peut-être chez André
Vassiliévitch. Ou chez le professeur Lytaev.
    – Comme tout change, sœurette. Je m’appelle maintenant
Danil…
    Il s’assit. Il but le thé, dédaigné par Arkadi. Qu’il avait
mûri ! Ses mains étaient d’un travailleur. Olga l’écoutait rire et parler,
et l’inquiétude s’insinuait en elle.
    – Je suis sale, hein ? Tu sens sur moi cette odeur
spécifique des trains. Je me suis pourtant lavé. Quatre semaines en wagon, petite
Olga. Et quels wagons, tu ne peux pas t’en douter. Sans vitres, défoncés de
tous côtés, puants comme des porcheries… J’ai même voyagé sur les toits ! Ecoute,
sœurette, tu vas rire. À Kharkov, dans un hôtel, plein de punaises grasses – parce
qu’elles dévorent de coutume les membres du gouvernement – j’ai rencontré des
Français tombés de la lune même, un vieux fou socialiste, Durand-Pépin, qui
nous apporte « l’œuvre de sa vie », tout un projet d’organisation de
la société nouvelle…
    Un tel rire le posséda à cette idée qu’il dut poser son
verre de thé et se courba, étouffant.
    – Il voulait montrer des petites images en couleurs aux
paysans ukrainiens pour leur enseigner la culture rationnelle.
    Olga rit aussi, entraînée.
    – Quand il a vu que les paysans s’occupent plutôt d’arrêter
les trains la nuit pour détrousser les voyageurs et pendre les juifs, il a
déclaré vouloir repartir tout de suite à cause d’une maladie de cœur. Mais on l’a
fait membre d’une académie inexistante, on lui a donné une batterie de cuisine
en aluminium et il est resté… Et sa jolie nièce, sœurette, qui se demandait si
elle avait assez de robes pour se présenter à la société de Kharkov ! La
société de Kharkov, tu sais, c’est la plus belle collection de bandits qu’on
puisse voir…

Chapitre huitième.
    Ses papiers, fort bien faits, portaient : Danil… commandant
de compagnie au I er régiment de Kouban, envoyé au centre par l’état-major
de la division avec mission de se procurer des cartes du théâtre des opérations.
Signé : pour le commandant du régiment,

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