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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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s’était
posée pour toujours une touche de soleil, du col élancé. Arkadi fumait. Cette
figure de femme remplissait ses yeux et, bien au-delà de ses yeux, sa pensée
qui s’oubliait. Et lentement naissait en lui une chaleur fauve.
    Pour elle, il sortait d’une ombre effrayante à laquelle il
était même terrible de penser. Là régnait une loi de sang, incompréhensible
mais nécessaire puisqu’il l’accomplissait, lui aussi, lui si pur, et fort, et
calme après le labeur inconnu de ses nuits. (Elle n’avait tenté qu’une fois de
l’interroger.) Il lui prit la tête dans ses deux mains.
    – Pas un mot sur ces choses, ma colombe. Jamais. Nous
faisons la révolution. C’est une grande, grande chose…
    Olga répéta :
    – Une grande, grande chose…
    Ces mots se gravèrent dans son esprit. Quoi qu’elle apprît, quoi
qu’on lui dît, elle se les redisait depuis pour reprendre confiance. Il y avait
beaucoup de silence entre eux.
    – J’ai promis à Fuchs que nous irions le voir ensemble.
Il a dessiné une grande carte, figure-toi…
    – Allons, dit-il joyeusement.
    Arkadi se sentait svelte et vibrant, comme lorsque, à
dix-huit ans, dans son village de l’Adjaris-Tskhahi, il entrait tout à coup
dans le cercle des mains claquantes, une main sur la hanche, l’autre à la nuque
et le poignard barrant la taille serrée, pour y danser, plus leste, léger et
résistant que quiconque.
    Une carte de visite clouée à la porte de la chambre
voisine portait :
    Johann-Appolinarius
Fuchs
    artiste peintre
    Sous l’ancien régime, le vieux Fuchs avait bien vécu en
somme d’un talent modeste. Les meilleurs marchands de tableaux connaissaient le
chemin de son atelier. On trouvait ses œuvres chez les mécènes. Elles avaient
plu à Raspoutine. Il était l’inventeur des baigneuses aux gestes aériens qui
tantôt allaient vers la vague ou en revenaient comme s’offrant à l’amour, vêtues
juste assez pour être plus nues qu’elles ne l’eussent été entièrement dévêtues,
portées par la lumière, souriantes et charnelles. Il avait passé plus de vingt
ans à les refaire, conscient de sa médiocrité et de travailler proprement, sachant
bien que l’épaule qu’il achevait d’une touche retiendrait le regard et y
allumerait, chez des hommes âgés, certaines étincelles voilées dont il guettait,
amusé, l’apparition dans les regards prudents de ses visiteurs. « Eh !
signor, c’est bien de l’art aussi ! » se disait-il alors en se
frottant les mains.
    Aujourd’hui encore, dans cette obscure chambrette où
quelques tapis et d’invendables bibelots d’un mauvais goût viennois ne
rappelaient guère les temps meilleurs, d’anciens marchands, naturellement
ruinés, qui vivaient de trafics illicites, venaient parfois lui demander pour
quelque client mystérieux « une baigneuse rousse un peu Rubens, vous me
comprenez ? » Car, de l’autre côté du fleuve, au bout d’une rue
déserte, dans un vaste appartement glacé, un homme vieilli qui, pour nourrir le
dernier de ses grands chiens danois, le seul être qui restât près de lui, vendait
les robes démodées de ses maîtresses de jadis, attendait anxieusement, ainsi
que naguère une vivante, « la baigneuse rousse un peu Rubens »…
    Fuchs, qui peignait pour le drapeau du syndicat des
porcelainiers les emblèmes du travail aux pieds d’une Révolution au nez droit
de déesse grecque, changeait aussitôt le chevalet. Il peignait maintenant de
mémoire. De ses modèles, l’une avait justement la carnation Rubens ; mais
il l’avait rencontrée la dernière fois en 17, épaissie et hâlée sous l’uniforme
du Bataillon des femmes auquel on racontait que les marins firent un triste
sort le soir de l’insurrection victorieuse. Une autre, maigre et brune, qui lui
posait les Sévillannes, se promenait le soir sur la perspective centrale entre
le pont de la Fontanka gardé par ses nobles dompteurs de chevaux et la rue des
Caravanes. Elle était souvent seule sur ce trottoir peu fréquenté. On voyait de
l’autre côté la façade rouge, toute en lignes droites du palais Anitchkov, surmonté
à l’un de ses angles du délicieux bulbe doré de sa chapelle. Fuchs abordait la
promeneuse en lui baisant la main un peu plus haut qu’il n’eût fallu. Elle
habitait, en haut d’une grande maison insignifiante, une étroite chambrette sur
cour. Des dentelles défraîchies couvraient les meubles. Des portraits de jeunes
officiers

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