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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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suivit la perspective Nevsky qu’il n’avait plus foulée depuis
un an, bien sûr, depuis le lendemain de son arrestation.
    – Ville du tsar Pierre, pensait-il, « fenêtre
ouverte sur l’Europe », quelle grandeur que la tienne, et quelle misère, quelle
misère…
    La noblesse et la grandeur transparaissaient encore sur les
guenilles. Linges pendus aux fenêtres sales, à l’intérieur, en pleine artère
centrale. Fenêtres trouées pour laisser passer les tuyaux des petits poêles en
fonte qui crachaient sur les façades des bouffées de fumée noirâtre. Façades
écaillées, vitrines boueuses, glaces de magasins fendues en tous sens par les
balles et recollées avec des bandes de papier, volets disjoints, étalages d’horlogers
exhibant trois montres, un vieux réveil, une pendule de salon ; épiceries
inqualifiables ; tisanes emballées ainsi que du thé, comme s’il pouvait se
trouver des niais assez niais pour se laisser tromper par ces étiquettes, tubes
de saccharine, vinaigres suspects, poudres dentifrices – nettoyez-vous bien les
dents, citoyens, puisque vous n’avez rien à vous mettre sous la dent ! – Une
joyeuse méchanceté s’éveillait en Danil.
    – Ah ! qu’ont-ils fait de toi, ville du tsar
Pierre ! En si peu de temps !
    Ici était le Café Italien, quatuor Salzetti ; à droite
de l’entrée, dans l’angle des miroirs, yeux peints sous des chapeaux ravissants,
souriaient les plus jolies putains ; quelques-unes parlaient français avec
un drôle d’accent et jouaient jusqu’au lit la Parisienne. La moitié des rideaux
métalliques baissés sous la poussée des mains sales, la jolie porte blanche a
noirci par plaques. L’état-major du II e bataillon spécial est
transféré rue Karl-Liebknecht. – Commune de consommation. 4 e Réfectoire
d’enfants.
    Danil ayant poussé la porte ne vit dans une pénombre puant
le hareng que des miroirs fendus. Plus loin s’ouvrait la rue des modistes : Marie-Louise, Eliane, M me  Sylvie, Sélysette, prénoms aristocratiques
cueillis dans les romans ou jolis noms de guerre de cocottes… C’était une rue
charmante, parcourue soir et matin par des trottins et des élégantes. Maintenant
sinistre, encombrée de hauts tas de neige.
    Ici l’orfèvre Léger. Ils ont fourré jusque-là, pour quoi
faire, grands dieux ? leur Marx barbu en plâtre pisseux, fantomatique
derrière la vitrine à demi gelée Club des Comités de pauvres du 1 er rayon.
    Pas une auto. Et pourtant, quelle belle ville encore ! Le
théâtre Alexandra dressait ses nobles colonnades. Tout de même, ils n’ont
pas déboulonné la grande silhouette de l’impératrice Catherine, en robe de cour,
tenant le sceptre ; mais il s’est trouvé un imbécile pour escalader les
figures de bronze et accrocher au sceptre un chiffon rouge, un chiffon rouge
maintenant noirci, couleur de vieux sang, couleur vraie de leur rouge.
    L’élégance fripée d’une brune maigre plut à Danil. Ses yeux
étaient d’une gazelle triste, sa voix plus vulgaire que sa mine. Danil lui prit
le bras. Ils remontèrent la rue dévastée des modistes.
    – Comment t’appelles-tu ?
    – Lyda.
    Dans sa chambrette exiguë, au cinquième d’une grande maison
blanche, il y avait des dentelles défraîchies sur les meubles. Des portraits de
jeunes officiers s’appuyaient à des flacons vides d’eau de Cologne. Depuis des
mois, cet homme n’avait pas tenu entre ses bras une femme au linge propre, complaisante
et jolie, allongée sur un drap bien tiré. L’étroit lit en fer à boules dorées
lui rappela un autre lit pareil, mais qui n’était couvert que d’un matelas rose
largement taché, crevé par endroits, dans cette villa pillée des environs de
Krasnodar, où une fade puanteur de décomposition suintait des caves pourtant
soigneusement closes de planches. Dounia, petite cosaque à la peau chaude et
sèche, le rejoignait là, les pieds nus, nue sous son vieux sarafane rouge à fleurs
bleues. La fenêtre béait sur des nuits douces où pleuvaient les étoiles
filantes. Fraîcheur du vestibule en marbre, angoisse vague des portes arrachées.
Les éclats de voix des copains buvant, pas loin de là, chez un cabaretier
géorgien, arrivaient avec des couplets de chansons obscènes que les escadrons
ivres entonnaient parfois à tue-tête, quand ils entraient au trot dans des
bourgs conquis, pareils par le silence à des cimetières.
    Qui nous f … la chaude-pisse ?
    Séraphita,

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