Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
remuements bas, des souffles courts, des procréations d’infortune pour l’avenir
quand même : un seul survit sur cent, mais sait-on jamais si ce n’est pas
celui-là que des millions d’hommes attendent ? Depuis les migrations de
hordes envahissant les vieilles cités slaves, entourées de palissades de pieux
pointus, pareilles foules ne s’étaient plus ramassées sur cette terre en une
pareille misère ; et dans chaque tas d’êtres, l’éternelle volonté de vivre !
    Danil se dirigea vers une porte au fond du campement. Une
bande de calicot déchiré clamait là : « Qui travaille ne mange pas ! »
car on avait fait sauter la négation ne pas : qui ne travaille pas. Danil sourit, content. Bureau d’agitation. Enregistrement
des Services commandés.
    –  D’où ? lui jeta un homme de cuir noir.
    – D’Armavir.
    – Mandat ?
    Un cachet vert tomba sur le mandat. Bon.
    – Situation là-bas ?
    – Pas fameuse.
    – Du pareil au même, alors.
    L’homme bâilla.
    – Quatre morts de typhus, dans la grande salle d’attente,
depuis hier. Une crapule étouffée sous les couvertures par ses copains près des
cabinets.
    Du haut d’un placard un soldat en blouse écarlate, coiffé d’une
sorte de casque de drap à large pointe et que l’artiste avait fait ressemblant
au chef de l’armée, tendait vers tout nouveau venu une main et un visage
impérieux : « T’es-tu engagé dans l’Armée des ouvriers et des paysans ? »
    – On s’engage ? s’enquit Danil.
    – On s’engage. Surtout les jeunes. L’armée est nourrie,
tu comprends. Et puis ils gardent les bottes, le fusil, et se sauvent.
    La vaste place circulaire était à peu près déserte. À l’autre
bout, auprès des coupoles basses d’une petite église blanche, la perspective
centrale s’ouvrait, droite, vide d’équipages, fondue dans les brumes du
lointain… Des vagabonds couverts de haillons terreux rôdaient au seuil de la
gare en traînant après eux de petits traîneaux. Le brouillard sale estompait
les choses. Un traîneau attelé d’une bête noire qui montrait les côtes
attendait. Danil vit sortir de la gare, dédaigneux de la pauvre cohue environnante,
un marin bien vêtu porteur d’une serviette de cuir rouge au monogramme d’argent ;
une femme lui donnait le bras, habillée d’un manteau de drap au large col de
vison, mais chaussée de hautes bottes de feutre clair, un châle de laine serré
autour de la tête comme les paysannes. Ce couple fendit brutalement la cohue. Des
femmes maigres, usées jusqu’à l’âme, se retournaient sur lui avec des regards
envieux. « Fais la fière, va, fille à marin, on sait ce que tu vaux ! »
    –  Ira, Iris, Odaliska ! criait un gamin
grelottant enveloppé tout entier d’un vieux manteau de soldat.
    Ses doigts noirs tendaient au passant deux paquets de
cigarettes et une petite boîte de bonbons. Près de lui, une vieille dame
squelettique, très raide, coiffée d’un vieux chapeau à passementeries, les
mains fourrées dans un manchon pelé, offrait, dans une soucoupe attachée au
manchon, trois morceaux de sucre.
    – Combien, madame ? lui demanda Danil.
    Elle répondit en ne regardant que les mains du passant, car
il était arrivé que des chalands tentassent de lui voler d’un geste instantané
le tiers de sa marchandise.
    – Quarante.
    Danil passa, mais il entendit le gamin dire à la vieille femme :
    – Allume tes vieux quinquets, petite tante. Voilà un
homme comme t’en as pas beaucoup vus dans les salons de ton bourgeoisat. C’est
Iégor, tu sais ? L’évadé.
    Danil se retourna vivement. Le traîneau glissait déjà, emportant
le marin et sa compagne. Celle-ci, un bref instant, regarda vers lui et Danil
vit qu’elle avait de longs yeux obliques d’un dessin régulier, au regard brun, caressant
et chaud comme un rayon de soleil filtrant à travers des volets clos. Au milieu
de la place, sur son énorme socle de granit rectangulaire, un empereur carré d’épaules
et de barbe, la toque lourdement vissée sur un front bovin, massif de la nuque
aux bottes, le poing sur la hanche, plutôt affalé que monté sur une bête
formidable qui baissait le front, semblait contempler en digérant un monde à
jamais borné ; et son cheval flairait sans inquiétude un abîme. La
lourdeur de leur puissance impliquait une impuissance incommensurable.
    Le train de Moscou avait près de six heures de retard. L’après-midi
finissait. Danil

Weitere Kostenlose Bücher