Ville conquise
Chapochnikov ; le secrétaire,
Choutko. Les fautes d’orthographe y étaient aussi, on en avait bien ri. Elles
authentifient mieux un texte que les sceaux… Le vrai mandat, sans fautes
celui-là, dactylographié en chiffres sur un morceau de soie était cousu, avec d’autres
messages, dans la doublure du col de la vareuse. Il portait aussi, au fond d’une
poche apparemment négligée, parmi des restes de tabac et des bouts de ficelle, une
précieuse boulette de papier froissé.
Au sortir de la gare d’Octobre, que tout le monde appelait
encore, grâce à Dieu ! la gare Nicolas, Danil retrouva instantanément
toute la ville, magnifique après tant de bourgades dévastées et de petites
villes de province sur lesquelles passaient sans relâche les ouragans de
cavalerie, les bombardements, les horribles frissons des exécutions, les
épidémies. Les salles d’attente des troisièmes débordant dans les couloirs et
les halls ressemblaient au campement d’un peuple nomade. On y vivait en tas si
bien agglomérés que des sentiers se creusaient d’eux-mêmes entre les masses de
corps assis, allongés, accroupis sur d’informes ballots, moins informes que les
gens dans leur assoupissement. Les mères allaitaient, dans une ombre âcre et
brune, leurs petits qu’on entendait piailler ; les mères aux seins flasques
berçaient des enfants livides dont les yeux clos étaient bordés d’un mauvais
rouge et dont les petits crânes parsemés de poils dorés ou noirs étaient
plaqués de croûtes verdâtres ; les mères chantonnaient, pour endormir ces
petites chairs inexplicablement cramponnées à la vie, des berceuses d’un si
doux rythme que leurs voix aigries par une colère et une tristesse sans fond
retrouvaient dans toute cette misère et cette puanteur animale un reste de
charme. Des paysans barbus attendaient, depuis des semaines on ne savait plus
quel train. D’autres attendaient peut-être que mourût leur voisin en proie au
noir délire des typhiques, mais qui, chaque fois qu’on l’approchait, recouvrait
une lueur de conscience pour jurer, avec d’infâmes injures, que, nom de Dieu de
sacré nom de Dieu, de nom de Dieu, bande de salauds (et le reste), on ne l’emporterait
pas vivant au lazaret, parce qu’il savait bien, nom de Dieu de nom de Dieu, ce
que c’était que ce lazaret de malheur où des tas de saligauds ne pensaient qu’à
voler les bottes des malheureux ! Alors, il finissait là son compte avec
la vie divine que de si grands poètes ont chantée : la tête en sueur
renversée sur son sac – sel et farine – le corps roulé en boule comme dorment
les bêtes et les petits de l’homme dans le sein maternel ; il bavait, il
râlait. Ses voisins, des gens de Kalouga, toute une famille, et de beaux
enfants crasseux, lui versaient trois fois par jour de l’eau bouillie dans la
bouche. « Faut qu’il boive, pauvre homme, disait la femme, ah ! Comme
le Malin le tourmente ! Seigneur, ayez pitié de nous ! » Le père
repoussait avec précaution la grosse tête hirsute et pouilleuse qu’il trouvait
parfois assoupie contre la hanche de son aînée Maroussia, treize ans, endormie,
sa poupée de chiffons dans les bras. « Quelles belles bottes ! »
observaient les voisins du malade qui se promettaient bien de les lui enlever
quand il serait mort, afin que les salauds de la ville n’en profitent pas.
L’atmosphère nauséabonde était, dans cette obscurité, d’une
caverne de primitifs. On parlait là seize dialectes : le polonais, le
blanc-russien, le karélien, le mari, le morave, le bulgare, le finnois, le
tchouvache, le tartare, l’ukrainien, le géorgien, le kirghize, l’aissore, le
tzigane, le yiddish, l’allemand. Des tziganes, entourés de regards méfiants – ces
voleurs de chevaux ! (Et pourtant où étaient les chevaux ?) – gardaient
âprement leur coin où régnaient une belle fille en or sombre et un barbu
magnifique qui devait être un bandit. Ils envoyaient des vieilles sorcières et
des fillettes en haillons dire la bonne aventure sur les marchés. On disait
tout bas qu’ils dévalisaient les caveaux des cimetières. On pouvait acheter
dans cette foule du sel, du lard de Petite-Russie, du beurre salé
merveilleusement conservé dans des chiffons innommables, des graines, des
fusils – canon et crosse coupés – faciles à dissimuler sous le vêtement, des
pièces d’identité. Les hommes couvraient mornement leurs femmes la nuit : c’étaient
des
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