Ville conquise
crèvent de faim, Iakov Iakovitch. On a fermé la
boutique de l’Allemand, paraît qu’il spéculait. Les aquariums, dans ses
vitrines, sont pleins de petits anges morts, quel crève-cœur ! Moi, j’ai
grimpé hier tous les escaliers du Commissariat de l’instruction publique. J’ai
attendu quatre heures pour être reçu par le membre du collège lui-même. Je lui
ai dit comme ça, bien en face : « Vous devez nourrir mes poissons !
Vous les avez nationalisés, vous devez les nourrir ! Je suis un vieux prolétaire,
moi aussi, vous m’entendez ! Je vous dis que mes scalaires crèvent déjà ;
mes pantodons… » Il m’a mis à la porte, Iakov Iakovitch, voilà où nous en
sommes !
Jacobsen proposa :
– Si vous parliez des poissons à cette femme, Gavril
Pétrovitch ?
Le vieux Gavril chemina une heure entière par les rues, chargé
de quatre pots d’hortensias presque blancs qu’il portait sur une planchette
suspendue devant sa poitrine par une grosse courroie tirant sur son cou. Les
gens intrigués regardaient passer des fleurs couvertes de papier de soie. Elles
rappelaient les galas, les mariages, les fêtes de saints, d’autres temps. D’où
sortaient-elles, pour quels heureux ? Quand Gavril arriva, la camarade
Zvéréva était en effet heureuse. Un pli du rayon lui faisait part de l’arrestation
de deux suspects réclamés par le dossier 42 : X prénommé Danil, trouvé
chez le professeur Lytaev avec des papiers probablement faux… « Le Professeur ! »
Quel coup de maître pour sa première grosse instruction politique. Plus d’un
collègue ferait une binette en la voyant mener cette affaire. Elle entendait à
l’avance les félicitations de ces hypocrites et elle leur répondait, pleine d’un
détachement austère : « Pour moi, voyez-vous, il n’y a ni petites ni
grandes affaires, il n’y a jamais que le service du parti. » Ça leur
fermerait la bouche, à tous ces néophytes, si fiers d’être juges d’instruction
à la Commission. Elle ferait le soir même son rapport au président :
« J’ai poussé l’affaire, comme vous l’aviez recommandé… »
Gavril la trouva d’excellente humeur. Les reliefs d’un
déjeuner somptueux – gruyère, saucisson, vrai thé – tirèrent l’œil du vieil
horticulteur. C’était donc vrai, ce que l’on racontait des rations
extraordinaires réservées à ces gens-là ? Enfin, puisqu’ils sont les
maîtres…
– Gavril, vous êtes mon meilleur ami, je vous assure. Mais
ils sont merveilleux, vos hortensias ! Et comment va Jacobsen ?
Ce chameau-là n’aurait pas idée de lui offrir une tasse de
thé, et pourtant elle pouvait bien se douter qu’il avait soif par cette chaleur !
Et depuis dix mois il ne buvait plus qu’une saloperie de faux thé de rognures
de carottes, misère de nous. Gavril soupira. Les innombrables rides de son
visage semblaient encrassées de terre tiède. Le regard y luisait comme les
élytres sombres de minuscules coléoptères.
– J’aurais une grande, grande demande à vous adresser, camarade
Zvéréva, et de la part de Iakov Iakovitch aussi…
« Il faut savoir refuser. Nous ne sommes pas des
sentimentaux. Le devoir d’abord. Refuser poliment mais irrévocablement. N’allez
pas croire que l’on m’attendrit parce que je suis une femme. » Le sourire
avenant de la camarade Zvéréva fit lentement place à une expression d’austérité
distante.
– Dites toujours, mon ami.
Gavril eut subitement froid. L’envie lui vint de ramasser sa
casquette jetée sur une chaise et de ficher le camp sans rien dire ; mais
il y allait de la vie de ses scalaires et de ses pantodons.
– Voilà, mes poissons meurent…
Un bon sourire illumina le regard de cette femme.
– Vraiment ! Vos poissons ? Et qu’y
puis-je, mon brave Gavril ?
Les graines, les farines, les terres, les vers qu’il fallait
existaient dans le magasin fermé de l’Allemand. L’Allemand en fuite ou en
prison. Le magasin sous scellés. Tout cela pourrissait. Et les poissons
succombaient. Zvéréva, ravie, prenait note des détails : l’adresse, le
rayon.
– Mais je vais les sauver, vos poissons ! On vous
ouvrira aujourd’hui même la boutique de l’Allemand, mon brave Gavril… Je
téléphone à l’instant, vous allez voir !
Elle aimait insister au téléphone sur des ordres ou des
prières impératives. Il y a, voyez-vous, les organisateurs-nés : ceux-là
savent se faire écouter, manier les
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