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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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crachat lourd.
    – Au fait, camarade Zvéréva, le Comité me charge de
suivre avec vous l’affaire du Centre-Droit.
    Zvéréva reçut sans sourciller ce coup direct. Elle savait qu’il
faut accepter comme son dû bien des avanies avant de pouvoir les infliger à son
tour.
    L’arrestation des cinq affidés du Centre-Droit amena par
hasard celle d’un inconnu simplement prénommé Nikita qui refusa de répondre aux
interrogatoires. On le gardait à vue dans une cellule spéciale de la Commission.
Ce devait être un homme d’une endurance peu commune. Kirk l’observa par le
judas, étendu sur le parquet, les bras sous la tête, les yeux fermés. « Celui-là
ne dira rien. » Mais on avait trouvé cousu dans le col de la vareuse de
Danil un chiffon de papier couvert de chiffres. Bobrov le reçut des mains de
Zvéréva. Bobrov était un petit homme d’une soixantaine d’années, propret, méticuleux,
vêtu exactement comme s’il eût continué à se rendre tous les matins à son
bureau du ministère de l’intérieur. Il vivait entre une matrone luthérienne et
deux fillettes laides élevées par une gouvernante allemande. La chute d’un
empire et de deux régimes n’avait changé à ses habitudes que le trajet matinal
qu’il faisait l’hiver dans la même pelisse, l’été dans le même pardessus léger,
noir, à revers de soie et coiffé d’un chapeau melon perle, bien brossé, le seul
peut-être que l’on pût voir encore dans cette ville. Apathique et spirituel, il
lui arrivait en chemin de sourire à lui-même ; ses favoris blancs tombant
des deux côtés d’une cravate en soie vieux chine où brillaient, en or, deux
minuscules badines d’écuyer, lui faisaient à ce moment la tête d’un vieux
marcheur d’opérette. Il conservait depuis longtemps cette élégance « parisienne »
apprise à Vienne aux environs des bonnes maisons de rendez-vous. Pour se
distraire un peu, en spectateur suprêmement désintéressé, il lisait en route
les premières lignes des affiches : Mobilisation des travailleurs. Enregistrement
obligatoire des non-travailleurs appelés à l’exécution de travaux d’utilité publique.
Paix aux croyants ! Quand un pauvre hère au képi d’ingénieur l’accompagnait
un moment dans la rue en murmurant : « Fonctionnaire ruiné, vingt-quatre
ans de service irréprochable, deux fils tués au front, quatre mois de prison, n’ai
plus une pierre où reposer ma tête, comme le Fils de l’Homme ! »
Bobrov s’arrêtait, ouvrait lentement son portefeuille et en tirait des liasses
de roubles, la valeur d’une demi-livre de pain, ce qu’il estimait être une
aumône chrétienne. Il ne donnait qu’aux mendiants très propres qu’on pouvait
croire de l’ancienne bourgeoisie. Sous la dictature du prolétariat comme sous l’ancien
régime, des consignes occultes lui évitaient tout ennui. L’installation
intérieure de son cabinet dans un immeuble voisin de la commission demeurait à
peu près invariable depuis un quart de siècle : lui-même avait veillé à ce
que l’on n’y changeât rien en le déménageant des locaux de la Police politique.
C’étaient des cartonnages de couleurs, des casiers, des fichiers, des dossiers,
des registres alphabétiques, des plans, des numérotages compliqués, de gros
volumes annotés, les œuvres classiques de la littérature, les Vies des
Saints, des liasses de journaux, des albums de photographies, le Code
secret de la marine britannique voisinait avec les Ames mortes de
Gogol. Il y avait plusieurs éditions utiles du grand poème de Lermontov, le Démon. Bobrov déchiffrait les textes les mieux chiffrés. Il possédait des clefs
pour toutes les serrures de l’intelligence. Il devinait miraculeusement, à lire
en tête d’un grimoire : 1.81. V., que la clef était à chercher dans le
tome I des Œuvres de Lermontov, édition de 1873, à la page 81, dans la
cinquième strophe de Mtsiri. Il connaissait les prénoms préférés des
terroristes, les fausses initiales adoptées le plus souvent par les gens dont
le nom commence par un K, les chiffres de prédilection des amants, des fous, des
assassins, des maîtres chanteurs, des agents secrets, des grands idéalistes, des
organisateurs du monde. On lui apportait une carte postale portant ces lignes
sous une vue du lac de Constance (voiles blanches, Hôtel du Lac, montagnes) :
« Temps splendide, affectueux souvenir, Linette. » Il traduisait :
« Reçu chèque, somme

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