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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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perquisitions finies, de passer au rayon. Des
lointains neufs s’ouvraient à chaque coin de rue. Aux entrées d’un léger pont
suspendu par des câbles sur la courbe d’un canal, des lions rouges accroupis
déployaient de flamboyantes ailes dorées. La fraîcheur verte des arbres, baignée
d’une ombre transparente, éclatait plus loin. Les colonnes blanches d’un petit
palais se reflétaient dans le canal sans que le frissonnement de l’eau troublât
leur dessin. Un seul nuage blanc flottait dans le ciel de cette eau comme
au-dessus de la ville.
    « Nous serons morts, pensa Xénia, tout sera fini, un
nuage pareil passera peut-être dans un ciel pareil, ici même. Quels yeux le
verront dans cette eau, quels yeux qui n’auront connu ni la guerre, ni la faim,
ni la peur, ni l’angoisse ni les besognes nocturnes, qui n’auront pas vu l’homme
frapper l’homme ? Je ne peux pas même y penser. Je ne vois rien de cet
avenir. Je suis comme un homme sortant d’une grotte, sur le seuil ruisselant de
clarté. Il ne peut pas voir le paysage éblouissant. Il faut que j’apprenne. Peut-être
entreverrai-je le monde qui est là, quand je saurai. J’apprendrai si je vis.
    « Mais faut-il que je vive ? Nous devons tout
briser. Tout purifier par le feu. J’ai vu trembler la peur tout à l’heure dans
des yeux de vieille femme, quand je suis entrée. J’ai eu pitié. J’ai écrasé ma
pitié comme on écrase un ver sur la terre rafraîchie par la pluie. Le plus
grand amour ne veut pas de pitié. Place aux hommes, vieille femme, les hommes
montent ! Les ouvriers transforment le monde comme ils démolissent, bâtissent,
forgent, tendent des ponts sur les fleuves. Nous tendrons des ponts d’un univers
à l’autre. Là-bas, les peuples noirs et jaunes, les peuples bruns, les peuples
esclaves… »
    Les mots ne suivaient plus sa pensée dans cet essor
inexprimable. Les croix scintillantes des églises appelaient ses regards.
    « Vieille foi, nous te briserons aussi. Nous dépendrons
le Crucifié. Nous voulons qu’on l’oublie. Plus de symboles d’humiliation et de
souffrance sur la terre, plus d’aveuglement, le savoir, le regard net de l’homme
maître de lui-même et des choses, redécouvrant à nouveau l’univers… »
    Du fond d’une rue rose surgirent des camions hérissés de
baïonnettes. Ils bondissaient, ébranlant le sol, tanguant et tressautant sur le
pavé défoncé, bolides énormes faits de masse humaine et d’une lourde machine
éreintée, grinçante, abreuvée d’huiles infâmes. Ils emportaient chacun soixante
larges poitrines rincées par l’air du large, soixante têtes prêtes à éclater
comme d’inutiles grenades mûres sous l’averse des shrapnels, soixante têtes
plus prêtes encore à foncer droit devant elles, la mort et la victoire dans les
yeux, soixante fusils portant l’acier luisant ainsi que de froids rayons de
lumière, neuf cents cartouches serrées sur les ventres chauds et les poitrines
mâles. Les rubans des bérets noirs de la flotte dansaient autour des têtes. Ces
bolides disparus, le silence vibra longtemps.
    Xénia écouta décroître en elle l’intense rumeur du passage
de ces masses, hommes et machines. La même volonté les emportait suivant une
sûre trajectoire vers l’obstacle et le danger et la faisait marcher, elle, seule,
sa tâche faite. La même âme impérieuse coordonnant tous les gestes, réprimant
les faiblesses, étouffant les hésitations, réduisant toutes les forces à un
commun dénominateur, encadrant l’homme dans une sorte de légion beaucoup plus
souple et plus passionnée qu’une armée.
    « Reste à ta place, fais ta besogne, nous sommes des
multitudes animées d’une seule pensée qui est la loi même de l’histoire
découverte par la plus sûre science. Nous accomplissons ce qui ne peut pas ne
pas s’accomplir. De plus grandes masses encore sont derrière nous, dont nous
incarnons l’obscure conscience, qui pensent, veulent, agissent par nous et ne
peuvent pas agir autrement. Si nous succombons, les lois qui règlent le devenir
des hommes n’en seront point modifiées, la même lutte continuera à dresser l’une
contre l’autre les mêmes classes ; la même conquête se préparera pour
demain. Les eaux peuvent mettre des siècles à saper une falaise. Celui qui sait
comment s’opère le lent glissement d’un continent, s’il ignore quel effort des
flots donnera la suprême poussée aux rocs désagrégés par les

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