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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Popov à cheval entouré de ses
gardes du corps, dictateur comme un autre, dictateur malgré lui qui brouillait
toutes les répliques de son rôle.
    « … À la longue, nous verrons bien. Ni toi ni moi, bien
sûr : la classe ouvrière. Je suis optimiste dans le temps ; quant à
présent, je fais des réserves, je suis même plutôt pessimiste. Je ne suis pas
sûr que nous passions l’hiver. Mais je suis sûr que nous avons le temps, un
demi-siècle, un siècle. La mécanique du monde est à nu, on voit très bien comme
elle tourne. C’est ce qui fait notre force. Nous poussons dans la bonne
direction. Nous serons peut-être emportés, cette direction n’en sera pas moins
la bonne.
    « Notre défaut est de trop penser à nous-mêmes. Nous
disons je, moi, à chaque instant. Nous avons cette mythologie du moi dans le sang, ce n’est pas notre faute. Nous ne savons pas encore quelle place
nouvelle revient à l’individu, à l’âge des masses. Une place sans doute très
grande et presque insignifiante à la fois. Sur ce point du front, de ces arbres
à cette maisonnette là-bas, nous pouvons faire, toi, l’autre qui dort et moi, que
les deux cents hommes terrés dans la tranchée tiennent quelques jours de plus ;
et ces quelques jours peuvent suffire à sauver l’avenir et ce point-ci du front
peut être justement celui où se décidera la victoire. Ainsi, nous sommes grands,
nous comptons. Je songe aux points où j’ai tenu dans ma vie : en 05 à la
typographie clandestine, en 07 à l’Organisation de combat, puis au bagne ;
puis sur l’Irtych où nous n’étions que cinq exilés avec Sonia qui devenait
folle ; il fallait garder sa raison et sa force, ne pas perdre tout espoir.
C’était le plus dur. Parfois, dans les nuits d’été, nous allions dans la steppe
allumer de grands feux qui nous étaient une bizarre fête intérieure ; je
sautais par-dessus le brasier avec le secret désir de tomber dans un abîme. J’ai
gardé ma raison, tu vois, elle sert encore. Puis la Grande-Usine en 17, quelles
journées, frère ! Des journées inouïes. Où étais-tu ? À la
Chaux-de-Fonds ? Où est-ce ? Bon. Puis les luttes du parti, pour ou
contre l’insurrection ; il y a des heures où tout dépend du vote d’une
résolution dans un comité, car si on laisse passer l’occasion, l’ennemi ne la
laissera pas passer, lui. Et comme les comités dépendent des organisations, tout
dépend de chacun, il faut se battre pour chaque conviction…
    – C’est pourquoi, Ossipov, il y a de bons organisateurs
qui truquent les votes et s’imaginent qu’ils rendent un grand service à la
révolution quand ils ont fabriqué sur le papier une fausse majorité…
    – Laisse-les faire. On peut tromper un homme, cent
hommes, mille hommes, des millions d’hommes pendant un temps avec beaucoup de
papier imprimé, en s’aveuglant soi-même ; on ne peut pas tromper les
classes en lutte ; on ne crochète pas les événements comme des serrures. Tu
vois que chacun de nous sert, qu’il est grand. Nous aussi nous sommes grands. Je
ne vois pas ta figure dans l’ombre, mais je sais que tu ne souris pas. Oui, tu
es grand, toi aussi, malgré tes hémorroïdes, tes doutes, tes révoltes inutiles.
Tu tiens dans ton coin, tu tiendras tant que tu pourras… Mais, mon ami, si nous
n’étions pas ici, ce matin, le Comité en aurait envoyé d’autres qui eussent
aussi bien fait l’affaire. Si je n’avais pas été bibliothécaire de la prison, les
politiques en eussent trouvé un autre, n’est-ce pas ? Nous ne sommes pas
nécessaires. Pense aux morts : Sacha, Bokine, Vlassov, Grégor, Fugger, rien
que parmi nous, rien qu’en un an. Nous tenons pourtant sans eux. Des nouveaux
sont là. Parmi les hommes qui dorment là, plusieurs sont peut-être près de nous
valoir et de nous remplacer. Et si la classe ouvrière manque d’hommes, si, l’heure
venue, celui qu’il faut ne surgit pas à la pointe des masses, tu m’entends !
incarnant les millions de ceux qui hésitent, se taisent, tâtonnent, si celui-là
ne surgit pas, si ceux-là ne surgissent pas en nombre voulu, c’est que le
prolétariat n’est pas mûr pour vaincre. Qu’il redescende dans la mine des
autres ! qu’il reprenne le collier, qu’il boive, qu’il se batte pour les
autres. Nous serons morts ou nous continuerons. Nous saurons, demain ou
après-demain, si les choses doivent tourner ainsi.
    « Kirk, c’est du prolétariat qu’il s’agit.

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