Ville conquise
communistes, jusqu’au dernier ! » Fin de classe, dans un
préau d’école taché de flaques de boue, Rachel et Sarah, qu’on croirait nées
sous des palmes au seuil d’un désert biblique, sont tout à coup entourées de
gosses.
– Youpines, youpines, on va vous étriper bientôt !
– Les enfants aussi ? s’enquiert Madeleine aux
tresses blondes.
– Tous, tous !
Les petites juives s’en vont se tenant par la main, et la
future terreur les environne déjà d’un vide bizarre.
– Qu’est-ce que c’est : étriper ? demande
Rachel à son aînée.
Mais l’aînée qui a envie de pleurer, presse le pas.
– Tais-toi, tu ne comprends jamais rien.
Comment voudriez-vous que la ville tienne quand la République
tout entière va s’écrouler. Les experts ont approfondi le problème des
transports, le problème du ravitaillement, le problème de la guerre, le
problème des épidémies. Ils concluent qu’il faudrait un miracle. C’est leur
façon de dire au Conseil suprême de la défense : « Vous êtes en
faillite ! » Ils se retirent, très dignes, voilant leur arrogance d’augures.
L’un sait que l’usure des voies ferrées sera mortelle en moins de trois mois. L’autre
que les grandes villes sont condamnées à mourir de faim à la même échéance. C’est
mathématique. Le troisième que le programme minimum de la fabrication des munitions
est parfaitement irréalisable. Le quatrième annonce l’extension des épidémies. Leurs
dossiers contiennent toutes les feuilles de température de la révolution. Cette
courbe de fièvre est mortelle. On ne force pas l’histoire. On n’organise pas la
production par la terreur, voyons ! avec un des peuples les plus arriérés
de la terre ! À peine s’ils taisent leur arrêt par déférence pour les
hommes d’énergie qui se sont embarqués dans cette formidable aventure, qui sont
perdus, mais dont on étudiera longtemps les moindres fautes. Comment les
expliquer, ces hommes ? Voilà bien le problème des problèmes. Il y a de la
crainte dans cette déférence, de l’ironie, peut-être même du regret.
Les experts sont partis. Deux hommes restent en présence au
milieu du Conseil suprême, pareil, en effet, avec ses mines soucieuses et ses
papiers couverts de chiffres spécieux, au conseil d’administration d’une
entreprise terriblement déficitaire. Passif : la terreur blanche à Budapest,
la défaite de Hambourg, le silence de Berlin, le silence de Paris, l’hésitation
de Jean Longuet, la perte d’Orel, la menace sur Toula. Passif : que nous n’étions
rien hier, que nous sortons de la misère, des ténèbres, de la perpétuelle défaite.
Actif : les dépêches d’Italie, les grèves de Turin, les exploits de
partisans dans la taïga sibérienne, la rivalité entre Washington et Tokyo, les
articles de Serrati et de Pierre Brizon. Actif : la science, la volonté, le
sang des prolétaires. Actif encore : passif épouvantable d’une
civilisation qui porte au flanc la plaie de la guerre. Par la propagande, les
onze mille assassinés de la terreur blanche de Finlande sont passés à l’actif…
À cet instant, au milieu du labeur et du silence des masses,
le débat se résume entre deux têtes. Ce sont celles dont on retrouve partout
les effigies lassantes : dans les demeures, dans les bureaux, dans les
clubs, dans les journaux, aux devantures des photographes flagorneurs qui se
disputent l’honneur du cliché, aux portes des édifices publics. Une fois, ces
deux hommes, de bonne humeur après un gros succès dans la nationalisation des
houillères, ont échangé sur cette iconographie des mots ironiques :
– Quelle consommation de portraits, dites ! Ne
croyez-vous pas qu’on exagère ?
– L’envers de la popularité, mon ami ; ce sont les
arrivistes et les imbéciles qui la font mousser.
Ils étaient sarcastiques tous les deux, mais différemment :
l’un, bonhomme, au grand front dénudé, aux pommettes légèrement accentuées, le
nez fort, un brin de barbe roussâtre, un grand air de santé, de simplicité, d’intelligence
finaude. Un rire fréquent bridait ses yeux, alors rapetissés, pleins d’étincelles
vertes. Il avait à ces moments le front énorme et bosselé, la bouche grande, une
expression joviale qui révélait à l’observateur, mêlés aux traits de l’Européen,
des traits d’Asiatique. L’autre, juif, avec, par moments, une puissante laideur
d’aigle dans le grand pli de la
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