Ville conquise
des civils tirés de leurs
gîtes pour ce travail nocturne entouraient les statues, coupaient les squares, traçaient
des puzzles devant des parvis d’églises. Des bourgeois authentiques, mais
devenus du pauvre monde, affectaient de s’acquitter de leurs corvées de
terrassement avec bonne volonté. Le parti vaincu fit savoir qu’il mobilisait
pour la défense de la révolution trois douzaines des siens, troupe d’élite
commandée par Fanny elle-même qui se perdit au front entre les lignes de feu, vécut
quinze jours sur les paysans, s’empara glorieusement d’un canon abandonné par
les Allemands lors de l’offensive de 1918 et laissa derrière elle, dans des
hameaux ignorés où l’on n’avait jamais connu d’autres porteurs d’idées que des
pasteurs luthériens venus de Suède au XVIII e siècle, des germes de
socialisme hérétique. Un corps de partisans anarchistes s’offrit à défendre les
institutions de la dictature. On accepta ses services. On décida le
surlendemain de le désarmer, le pire danger étant passé. Il ne l’entendait pas
ainsi. On revint sur cette décision, la situation redevenant mauvaise. Le
simple visage de la victoire monta enfin en pleine lumière. Les anarchistes se
demandèrent s’ils ne faisaient pas un jeu de dupe ? La Commission
extraordinaire envoyait des faux convertis les étudier. Stassik préconisa une
expropriation fructueuse ; Ouvarov un départ clandestin pour l’Ukraine, Gorine
l’entente avec le parti. Trois scissions en résultèrent. Les plus malmenés
furent les unitaires dont le seul objet était de s’opposer aux scissions, ce
qui dénotait évidemment chez eux le manque de principes le plus méprisable.
Placardés aux coins des rues, les journaux imprimés sur un
papier grisâtre avec une encre vaseuse clamèrent subitement des nouvelles
tellement incroyables qu’on les pensa d’abord fausses. Prise de Dietskoé Sélo
(« Vous voyez bien qu’ils y étaient ! »), prise de Krassnoé
(« C’était donc vrai ! »), la ville est sauvée. « Soldats, marins,
ouvriers, communistes, commandants, commissaires ! malgré la fatigue, malgré
tout, en avant, en avant ! Décapitez l’hydre ! Victoire ! Victoire !
Victoire ! » Signé : Le président du Conseil révolutionnaire de
la guerre. L’Armée rouge de Sibérie télégraphia la prise de Tobolsk. Un
télégramme du Conseil révolutionnaire du front sud annonça la prise de Voronèje
que personne ne savait perdue. Victoire sur tous les fronts. Nous vivrons. Avenir ;
tu es à nous jusqu’à la fin des siècles, ou jusqu’au printemps, c’est presque
aussi beau et beaucoup plus probable. Aux fenêtres de l’agence télégraphique, de
grandes images enluminées, dessins et légendes du futuriste Maïakovski, montraient
Lloyd George et Clemenceau déconfits. Les escadrons de Chkouro et de Mamontov, entourés
d’une auréole de massacre, fuyaient devant des cavaliers rouges. Derrière l’Armée
blanche, Nestor Makhno promenait dans les villages d’Ukraine ses carrioles
bondées de mitrailleuses insaisissables qui, dans les intervalles des combats, faisaient
les travaux des champs. Que tu as d’enfants perdus, Révolution, prêts à se
fusiller les uns les autres en ton nom ! Ils se tendent la main de l’Obi
au Dnieper, faces mongoles, Cosaques chanteurs, culs-terreux, ex-forçats idéalistes,
bandits rêvant de cités nouvelles, prolétaires usant leurs dernières forces à
la réparation des dernières locomotives, prolétaires contresignant d’une grosse
écriture d’illettrés des ordres rédigés par d’anciens généraux déférents qui
ont appris à dire « camarades », prolétaires à cheval entraînant des
nomades kirghizes à la conquête du Turkestan, prolétaires courbés sur des
statistiques mesurant d’une heure à l’autre la mort de l’industrie, ingénieurs
méditant l’électrification d’une Amérique future sans chercheurs d’or ; car
l’or véritable est trouvé (il gît dans le cœur, le cerveau et les muscles de l’homme).
Nous en aurons plus que toutes les caves de la Fédéral Reserve Bank. Songez
à ces caves remplies de métal jaune : quelle étrange aberration ! Nous
aurons cent millions, deux cents millions d’hommes libres ; deux cent
cinquante millions d’Européens se reconnaîtront en nous, tels qu’ils ne furent
jamais. Nous réveillerons l’Inde : trois cents millions d’opprimés, la
plus vieille sagesse de la
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