Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
d’entrer dans la gloire, mais plutôt de revenir fourbus de régions
infortunées. Ils voyaient la guerre nue, sans parades ni mensonges, telle que
la font les hommes qui n’en veulent plus. Ils iraient pourtant de ce pas ferme
jusqu’au bout du monde, pour en finir.
    Quatre mille hommes remplirent le soir la salle blanc et or
de l’Opéra.
    Une âcre odeur de terre échauffée monta de leurs rangs gris
vers les déesses blanches de la voûte qui tendaient des guirlandes dans un bleu
enfumé. Quatre mille hommes posèrent sur les appuis des loges et des balcons
des mains de laboureurs de Riazan, de pâtres bachkirs, de pêcheurs du Nord, de
tisserands devenus mitrailleurs ; ces mains frustes ignoraient les gestes
intelligents ou délicats ; elles étaient heureuses de ne rien faire et de
posséder enfin, pour un soir, tranquillement, les choses. La scène éblouissait,
avec un bel horizon doré en carton peint. Chaliapine parut, en frac, ganté de
blanc, tel que naguère devant l’empereur, saluant ce parterre comme l’autre (le
parterre fusillé) d’une profonde flexion du buste et d’un sourire de souverain
charmeur. Des voix fusèrent dans la salle : «  La Trique ! La
Trique ! » Les chants de la passion sont beaux, sans doute, mais
ce qu’elle aime, l’armée entassée dans cette salle, c’est le Chant de la
Trique. On la connaît, la trique ! Son goût sur l’échine, son goût sur
la gueule ; et aussi le maniement de la trique, les capitalistes en savent
quelque chose ! Chante-nous donc ça, camarade, tu connaîtras des bravos
comme l’autre salle, celle qui ne reviendra plus, celle que tu regrettes
peut-être au fond de ton âme, l’autre salle avec ses décolletés et ses monocles,
ne t’en fit jamais entendre ! Des mains qui ont remué les pierres, la
terre, le fumier, les métaux, le feu, le sang, t’applaudiront ! Et la voix
parfaite entonna le Chant de la Trique. Ça, c’est un chant, frères.
    Le chanteur reculait dans un rayonnement de sourires luxueux.
«  Bis ! Bis ! » Il allait revenir sur l’avant-scène
et céder encore à l’enthousiasme de cette foule, quand, derrière un portant de
coulisse, une main simiesque lui happa le bras.
    – Attends, camarade.
    Il rétablit d’une pichenette le pli de sa manche froissée
par la poigne maladroite de ce vieux petit soldat basané, sans profil, dont les
yeux n’étaient que de ternes pointes brunes. La salle surprise vit apparaître à
la place du grand acteur un petit homme habillé du long manteau de la division
bachkire. Quelqu’un s’exclama :
    – Kara-Galiev !
    Le soldat s’avança d’un pas pesant sur les planches, jusqu’au
trou du souffleur. Là, il leva le bras : au bout, la main était ficelée de
linges blancs. Il avait de la boue jusqu’à la taille. L’idée ne lui vint pas d’ôter
son bonnet gris enfoncé jusqu’aux sourcils. Il cria :
    – Camarades !
    Quoi encore ? Un coup dur ?
    – … Gdov est à nous !
    Une nouvelle acclamation s’exalta dans la chaude obscurité
de la salle. Sur la scène, le beau chanteur reparut derrière l’envoyé du front,
légèrement penché en avant, éclatant de blancheur, de noir net, de grâce et de
sourire, il applaudissait, lui aussi, de ses mains habiles impeccablement
gantées, à cette obscure victoire arrachée aux boues de la frontière d’Estonie.
    La neige couvrit les tombes fraîches qu’on oubliait déjà.
La vie est aux vivants et ils ont peine à vivre. La nuit régna. De nouveau, les
longues nuits semblèrent ne s’écarter qu’à regret de la ville, pour quelques
heures. Une grise lumière d’aube ou de crépuscule, filtrant à travers le
plafond de nuées d’un blanc sale, se répandait alors sur les choses, comme le
reflet appauvri d’un lointain glacier. La neige même qui continuait à tomber
était sans lumière. Cet ensevelissement blanc, léger et silencieux s’étendait à
l’infini dans l’espace et le temps. Il fallait déjà allumer les veilleuses à
trois heures. Le soir épaississait sur la neige des tons de cendre, des bleus
opaques, des gris tenaces de vieilles pierres. La nuit s’imposait, inexorable
et calmante : irréelle. Le delta reprenait dans ces ténèbres sa
configuration géographique. De noires falaises de pierres, coupées en angles
droits, bordaient les canaux figés. Une sorte de phosphorescence sombre émanait
du large fleuve de glace.
    Parfois les vents du nord, venus de Spitzberg et de

Weitere Kostenlose Bücher