Ville conquise
y piaillait ; une
femme rousse au menton carré mettait les peignoirs d’Olga. Fuchs, en la
rencontrant, baissait les yeux pour ne pas la voir en face ; mais il
découvrait alors ses mains qui étaient énormes. Il reconnaissait avec une
crispation nerveuse son pas dans le corridor, sa façon brutale de déclencher la
chute d’eau du W.C. Il vivait tristement de la vente, à des prix dérisoires, de
ses derniers livres galants du XVIII e siècle. Cette fois, dans la
journée même, une baisse nouvelle du rouble réduisit ses emplettes à du mauvais
pain noir et du poisson avarié. Entré à tout hasard au bureau des
renseignements généraux du Commissariat de l’instruction publique – Instruisez-vous !
Renseignez-vous ! – il y trouva une petite femme sans âge qui
expliquait à deux paysannes que la compétence du bureau ne s’étendait nullement
aux confiscations arbitraires de mobilier dans les campagnes. Fuchs déroba sans
peine les journaux du jour, ce qui le mit de bonne humeur. Le ciel s’était
éclairci, un soleil automnal étalait sur les trottoirs de la Perspective-Centrale
des laques fauves. Un cavalier monté sur un petit cheval sibérien, au poil long
et sale, d’une teinte de brique jaune, galopa vers la gare au milieu de la
chaussée déserte sur deux kilomètres en ligne droite. Les rares passants ne se
retournaient pas sur ce Scythe lancé à bride abattue entre deux rangées de
hautes maisons modernes, de nobles églises, de palais ornés et sévères, de
théâtres et de bibliothèques.
Des prostituées se promenaient deux par deux devant les
anciens magasins monumentaux de l’épicerie Elisséieff. Fuchs songea que la
moitié de ses vivres faisait en somme leur prix courant. Lydia, maigrie, grande
fille pâle au visage étroit éclairé de timides-yeux gris, était là au bras d’une
amie, comme de coutume. L’année avait passé pour elle sans autres événements
que des grippes, des stations au mont-de-piété, des craintes de maladies, des
brutalités dans les mauvaises rencontres. « Pour nous autres, disait-elle,
y aura jamais rien de changé ; ça sera toujours du même au pire. » Ce
fut chez elle, assis en travers d’un lit de jeune fille dont le grand oreiller
supportait deux petits coussins blancs, que Fuchs déplia les journaux. « …
17. Olga Orestovna Azine… 17. Olga Orestovna… 17. Olga… Olga… Olga. » Les
petits caractères de cendre sèche dansaient devant ses yeux ; et il
entrevoyait aussi une tête blonde qui semblait avoir capté de la lumière, des
mains croisées sur un peignoir bleu, il entendait une voix vivante : et
tout cela se confondait avec d’horribles ténèbres et l’arrière-pensée obsédante,
invariable et insurmontable du vertige de cette tête blonde suspendue sur l’abîme,
de son attente épouvantée, d’une atroce blessure, d’une atroce blessure…
– Qu’avez-vous, Johann, vous sentez-vous mal ?
Une tête brune osseuse et pâle, les yeux soulignés de bistre,
les lèvres balbutiantes, suspendait sur lui son inquiétude. Cette tête aussi, pourquoi
pas ? Toutes les têtes sont les mêmes, il n’y a qu’une souffrance, une
mort, une vie, c’est évident.
– Johann, Johann !
Son nom lui parvint à travers des intermondes, au bout de
secondes éternelles.
– Ce n’est rien, petite. Ça passera. C’est l’é-l’é-l’é-l’é-poque…
Il tremblait du menton aux genoux.
– Connaissez-vous quelqu’un dans cette liste, Johann ?
(Lydia n’y reconnaissait personne.) Allongez-vous, Johann, mon ami, n’y pensez
plus, calmez-vous…
Elle lui caressa les tempes et le front comme à un enfant.
Chapitre vingtième.
Il y eut des funérailles et des fêtes. On creusa la terre
durcie du Champ-de-Mars pour y descendre, dans de larges fosses communes, des
cercueils rouges, couverts de couronnes enrubannées, traînés sur des affûts de
canons. Du haut des remparts de granit, le président de l’Exécutif affirma l’immortalité
de la classe ouvrière. Une bannière écarlate tendue au-dessus des tertres
palpitait au vent froid. Eternelle mémoire communiste à ceux qui sont tombés. Johann-Appolinarius Fuchs trouva belle cette inscription elzévirienne à
laquelle il avait travaillé trois jours. Les cadences oppressantes des marches
funèbres rythmèrent le défilé des troupes. La matinée était humide, une
invincible grisaille émanait du sol. Les vainqueurs passèrent. Ils n’avaient
pas l’air
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