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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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à déménager à la première alerte, pour n’être
pas égorgés dans cette maison où ils se sentaient intrus, occupaient l’appartement
d’un avocat disparu ; ils se hâtaient de troquer contre des vivres, à des
paysans maraudeurs, le mobilier échangeable et se chauffaient avec le reste. Le
coffre-fort éventré avec un chalumeau oxhydrique, ils n’y avaient trouvé que
des dossiers massacrés dont on avait arraché à pleines mains des liasses de
documents. La blessure béante du coffre, transformé en garde-manger, apparaissait
derrière le grand secrétaire sur lequel un tourneur des chantiers maritimes
disposait ses outils : car, rentré de l’usine où il faisait surtout la
queue pour sa ration de grains, l’homme fabriquait ici, avec des pièces de
machines dérobées, des canifs qu’il échangeait plus tard contre de la farine. Les
conduites d’eau, gelées au début de l’hiver, avaient crevé. Les femmes
descendaient prendre de l’eau deux étages au-dessous, chez le professeur Lytaev ;
elles regrettaient hautement la chaude vieille maisonnette de bois d’une
banlieue illuminée le soir par les fenêtres jaunes des cabarets. « C’était
la bonne vie », disaient-elles avec rancune. Elles ajoutaient :
« On crèvera tous, vous verrez. Misère ! »
    Un placard annonça que le Comité des pauvres inaugurait
par une conférence sur la Commune de Paris le club de la maison. Bleue, la
colonne Vendôme, cassée en deux, s’écroulait dans des flammes écarlates. On
dansera !!! Le conférencier envoyé par le service central des clubs, un
maigre archiviste à barbiche incolore, parla une heure sans élever la voix, comme
tombe une petite pluie persistante.
    Ce pauvre homme ne traitait de l’histoire de « toutes
ces tueries politiques », tristement arrangée au goût du jour, que parce
qu’elle le nourrissait, et avec lui une femme laide souffrant de rhumatismes. Ça
ne l’intéressait pas plus que, naguère, les recherches généalogiques pour des
familles enrichies. Et il fallait parfois qu’il se retînt pour ne pas sortir
tout à coup de ce mauvais rêve tenace, se réveiller, s’interrompre, dire d’une
voix rajeunie, avec un redressement du front allégé de vingt ans :
    – … mais laissons là toutes ces choses terribles et vaines. L’œuvre
d’un poète est tellement plus précieuse pour l’humanité que tous ces massacres !
Parlons enfin de la jeunesse de Pouchkine…
    À ces moments-là, il clignait bizarrement des yeux, pareil à
un homme ébloui au sortir de l’ombre ; il avait peur de lui-même, il
cherchait dans l’auditoire quelque visage ennemi pour se soumettre à lui, vaincu ;
sa voix sautait sans raison apparente d’une octave : « … l’évacuation
du fort de Vanves… »
    La salle était un ancien salon saccagé, orné aux angles d’anges
joufflus en plâtre doré qui soulevaient des candélabres, meublé de fauteuils de
cuir, de jolies chaises de boudoir cannelées et brodées, et de gros bancs de
bois noirci apportés de la caserne voisine. Aux murs, comme partout, les
portraits des chefs, encadrés de rubans rouges : l’un plissait les yeux
avec, sous son front énorme et dénudé, une expression rusée, vaguement cruelle,
due au photographe qui, sans savoir déchiffrer sa véritable grandeur, avait
cherché à faire à cet homme simple une tête d’homme d’État, telle qu’il se l’imaginait
(« et ce n’était pas facile, je vous assure », répétait longtemps
après cet ancien portraitiste de la cour) ; un autre dardait dans l’abstrait,
à travers ses lorgnons, un regard brillant, et cette tête-là malgré son sourire
avenant et l’ensemble ironique des lèvres fortes, de la moustache fournie et de
la barbiche en grosse virgule, faisait penser à des ordres draconiens, à des
télégrammes annonçant des victoires, à des mises hors la loi, à des mutineries
matées, à une discipline conquérante, exaltante et implacable. Il y avait
encore la chevelure rebelle et le sourire mou d’un dictateur raté, demeuré un
peu gras par ce temps de famine. La salle ne contenait qu’une douzaine de
personnes ; mais un bon feu de bois y faisait régner ce soir le bien-être.
Quand le conférencier eut fini, le marin du Vautour demanda si quelqu’un
dans l’auditoire avait des « questions à poser au rapporteur ». Comme
ç’allait être l’heure du bal, la salle se remplissait peu à peu. Les têtes se
tournaient vers le

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