Ville conquise
d’elle-même
qu’elle se voilait presque, de la réforme de Pierre I er . Il fallait
dire désormais Pierre I er pour Pierre le Grand. Plus souvent, Lytaev
disait Pierre tout court, ce qui affirmait l’homme puissant dans le tsar
prodigieux. Son cours fini, Vadime Mikhailovitch Lytaev entrait dans une nuit
présente aussi vaste que celle du passé. Il suivait une piste de glace sur la
Néva, traversant obliquement le large fleuve en direction du Palais d’Hiver. Parfénov
l’accompagnait de coutume, car ils habitaient tous deux le centre. Parfénov marchait
alors près du maître d’un pas égal, absolument silencieux, comme inexistant. Chaussé
de bottes de feutre, habillé de renne, coiffé d’un bonnet de renne dont les
longs couvre-oreilles lui tombaient sur la poitrine, le visage épais, sans
contours précis, ce n’était qu’une ombre, leste et massive. À quelques pas, on
l’eût pris pour un ours.
Un léger brouillard glacé délayait le clair de lune, n’en
laissant transparaître qu’une phosphorescence diffuse intensément grise. Au
milieu de la Néva s’ouvraient des paysages sans bornes. Sur les deux rives
circulaires, comme aux confins d’un cratère lunaire, les façades des palais s’estompaient,
d’un noir épais mais flou, dans un rayonnement incolore de fond de mer. Quelque
part à droite, derrière le haut rempart de granit du quai, au milieu d’une
place bordée de colonnades, un géant de bronze cabrait son cheval au faîte d’un
rocher, terrassant sans le voir un serpent d’airain comme lui. Sa main était
tendue vers la mer, le nord, le Pôle. Pierre, large face de force aux petites
moustaches insignifiantes.
Vadime Mikhailovitch emportait sa ration de savant, reçue à
l’Université, après deux heures d’attente maussade entre académiciens ; une
livre de harengs, une livre de gruau, deux livres de millet, deux boîtes de
cigarettes (seconde qualité). Il rajusta sur ses épaules les courroies
coupantes du sac et dit :
– Regardez, Parfénov. Nous sommes hors du temps. La
nuit était pareille sur ce fleuve, il y a des siècles. Les siècles passeront, la
nuit sera pareille. Il y a deux cent vingt ans, avant que ne vînt Pierre, cinq
chaumières en bois équarri étaient perdues quelque part sur cette rive. Sept
hommes peinaient ici – car on ne comptait que par mâles – avec leurs femelles
et leurs petits. Sept hommes pareils à leurs ancêtres inconnus venus de l’est. Ce
village s’appelait Iénissari.
– Mais Pierre est venu, dit Parfénov. Et maintenant
nous sommes venus. Que les hommes seront heureux dans cent ans ! Quand j’y
pense parfois la tête m’en tourne. Dans cinquante ans, dans vingt ans, dans dix
ans, peut-être – oui ! donnez-nous dix ans et vous verrez ! – le
froid, la nuit, tout…
(Tout ? que mettait-il dans ce mot vague, mais plus
vaste que le froid et la nuit ?)
– … tout sera vaincu.
Ils marchèrent un moment en silence. L’autre rive se
rapprochait insensiblement.
… Ce Parfénov, quel enthousiaste ! Lytaev souriait dans
l’obscurité aux mythes qui mènent les hommes à travers l’histoire.
– Parfénov, vous avez raison de croire en l’avenir. C’est
le Dieu nouveau, réincarnation des plus vieilles divinités, qui fait supporter
le présent. J’y crois aussi, mais autrement, car l’avenir est une spirale sans
fin… Êtes-vous content de la fabrique, Parfénov ?
– Ah, non ! J’en ai même assez. Vadime Mikhailovitch,
je me prépare à vous quitter. Je demande à partir pour le front ; le
secrétaire du rayon m’appuie, ça ira.
Il avait besoin de parler. Et Lytaev écoutait avec une sorte
de joie indistincte cette jeune voix mâle décantée des tons rudes de la journée.
La marche sur la glace à travers les ténèbres, au milieu de cette solitude, faisait
que ces deux hommes étaient près de se comprendre bien au-delà du sens précis
des mots.
– La fabrique ?… Nous mettons une semaine à
produire autant que l’an dernier en une journée. J’ai dû faire rétablir la
fouille des ouvriers à la sortie ; ils volent tout. Ils sont venus m’injurier :
« Gendarme ! comment n’as-tu pas honte !… Tu protestais toi-même
contre la fouille, en 17, une indignité que tu disais ! mais attends un
peu, commissaire, ton tour viendra… » Le pis, c’est que la fouille ne sert
pas à grand-chose. Ils jettent des paquets ficelés par les fenêtres. Les
ouvrières emportent du
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