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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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fil entre les jambes, des doublures roulées autour du
ventre. Je ne peux tout de même pas dire aux portiers de leur tâter les fesses !
Elles me narguent.
    Lytaev répartit doucement :
    – Parfénov, il faut bien qu’elles vivent.
    – Oui, le pire c’est cela. Alors, elles volent. Avec le
drap des vareuses, elles font des pantoufles qu’on vend quarante roubles au
marché. Il faut bien que les ouvriers vivent, mais il ne faut pas que la
révolution crève. Quand je le leur dis, il y en a qui me répondent :
« Est-ce qu’elle ne nous fait pas crever ? » Il y en a qui n’ont
aucune conscience, Vadime Mikhailovitch.
    – … Et c’est avec cette force aveugle, Parfénov, que vous
voulez transformer le monde ?
    – Avec eux et pour eux. Sinon, ils ne seront jamais des
hommes. Malgré eux, s’il le faut. « Gendarme ? » leur ai-je dit,
soit, je ne crains pas les mots. Insultez-moi tant qu’il vous plaira, je suis
votre camarade et votre frère, je suis peut-être là pour ça : mais je
défendrai contre vous ce qui est à la république. Si quelqu’un doit crever, je
veux bien crever moi, avec vous, pourvu que la révolution vive…
    – Est-ce qu’ils vous comprennent, Parfénov ?
    Parfénov réfléchit.
    – Comment dire ? Il me semble qu’ils me détestent.
Il me semble qu’on peut me tuer. On a écrit dans les cabinets que je suis juif,
que mon vrai nom est Schmoulévitch, Yankel. Et il n’y a rien à faire contre le
vol parce que ce sont les mains de la faim qui volent. Mais au fond de leur
haine, je crois qu’ils me comprennent encore, ils savent que j’ai raison ;
c’est pourquoi ils ne m’ont pas encore assommé, moi qui rentre seul tous les
soirs…
    L’entrée principale de la maison était fermée depuis des
mois, par précaution. Lytaev passa par le portillon de la porte cochère. Une
vieille dame, à son tour de garde, le dévisagea dans le noir. Elle ne répondit
à son salut que par un mouvement de tête d’une dignité calculée, qu’il ne vit
pas, car elle désapprouvait qu’un homme aussi estimable consentît à enseigner
sous un régime de brigandage. La cour traversée, Lytaev gravit, avançant à
tâtons, un étroit escalier qui sentait la moisissure et l’ordure, et frappa à
grands coups sourds à la double porte d’une cuisine désaffectée. Il dut se
faire reconnaître pour que la servante levât à l’intérieur la barre de fer et
la chaîne de sûreté.
    – C’est moi, Agraféna, moi…
    Une douce chaleur régnait dans le cabinet de travail où l’on
vivait maintenant autour d’un poêle en fonte et d’une lampe à pétrole. Depuis
trente ans, le même visage féminin se levait devant Vadime Mikhailovitch à l’heure
calme du thé de minuit, avant le repos ; ce visage il l’avait vu monter, dans
la pleine lumière de la vie, puis décliner, passer, s’effacer, sans perdre la
clarté du regard, seule jeunesse qui persiste ; ce visage, il le
reconnaissait si bien qu’il l’oubliait, qu’il le voyait sans le voir, qu’il le
redécouvrait parfois dans sa mémoire avec des étonnements désemparés. « Nous
voici vieux… Qu’est-ce donc, qu’est-ce donc que la vie ? » Les mêmes
mains, d’abord effilées, aux ongles polis, trop roses, des mains qu’il comparait
à des fleurs et qu’il lui arrivait de couvrir de baisers, puis peu à peu
décolorées, fripées, légèrement épaissies, avec des teintes d’ivoire, mettaient
devant lui le même couvert d’argent. La même voix, insensiblement changée comme
les mains, lui parlait de la journée finie. Ce soir, les mains posèrent dans le
cercle lumineux le pain noir coupé en fines tranches et le hareng mariné :
elles avancèrent le sucrier où le sucre était parcimonieusement cassé en
miettes infimes. La voix disait :
    – Vadime, nous aurons du beurre. On m’en promet
quatorze livres en échange du plaid écossais.
    Une image passa peut-être très loin, très vite dans les deux
esprits– si loin, si vite qu’ils ne s’en aperçurent pas – ou entre eux : l’image
d’un couple dans un coupé bleu, le plaid écossais sur les genoux : et les
cimes blanches, les sapins, les torrents, les vallées vertes semées de clochers,
les burgs féodaux du Tyrol fuyaient comme la jeunesse et la vie avaient fui.
    – Vadime, on a perquisitionné la nuit dernière chez les
Stahl et dérobé un chronomètre en or… Vadime, Pélaguéya Alexandrovna a reçu une
lettre disant que

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