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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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joueur d’harmonica assis près de la porte, son instrument
sur les genoux. Mais un soldat, pareil à un gros bonhomme de terre, se leva
lourdement de son fauteuil de cuir, au fond de la salle. On l’entendit très
bien murmurer d’un ton de commandement :
    – Racontez l’exécution du docteur Millière.
    Debout, massif, le front penché, de sorte que l’on ne voyait
de son visage que les grosses joues poilues, les lèvres boudeuses, le front
bosselé et ridé – il ressemblait à certains masques de Beethoven – il écouta ce
récit :
    – Le docteur Millière, en redingote bleu foncé et
chapeau haut de forme, conduit sous la pluie à travers les rues de Paris – agenouillé
de force sur les marches du Panthéon – criant : « Vive l’humanité ! »
– Le mot du factionnaire versaillais accoudé à la grille quelques pas plus loin :
« On va t’en foutre, de l’humanité ! »
    Au fond de la salle, des couples s’impatientaient. Allait-on
danser, à la fin ?
    Dans la nuit noire de la rue sans lumières, le bonhomme de
terre rejoignit le conférencier. Les accords de l’harmonica s’éteignaient
derrière eux, happés par les ténèbres.
    – Tu dois avoir faim, tiens.
    L’archiviste sentit qu’on lui fourrait entre les mains un
paquet dur.
    – Ce sont des biscuits anglais que j’ai rapportés d’Onéga.
Ça bouffe, cette canaille-là, c’est pas comme nous.
    L’archiviste prit les biscuits.
    – Merci. Ainsi, vous arrivez d’Onéga ?
    C’était dit par politesse. Onéga, Erivan, le Kamtchatka, peu
importe. Mais l’homme qui arrivait d’Onéga avait un secret au bord des lèvres. Son
mutisme d’un instant fut chargé.
    – J’ai aussi été dans le gouvernement de Perm, l’an
dernier, quand les koulaks [2] se sont soulevés. Ils ouvraient le ventre aux commissaires du ravitaillement et
le remplissaient de grains. Moi j’avais lu en route la brochure d’Arnould : les Morts de la Commune. Une belle brochure. Je pensais à Millière. Et j’ai
vengé Millière, citoyen ! C’est un beau jour dans ma vie qui n’en a pas
beaucoup. Point par point, je l’ai vengé. J’ai fusillé comme ça, sur le seuil
de l’église, le plus gros propriétaire de l’endroit, je ne sais plus son nom, et
je m’en fous…
    Il ajouta après un court silence :
    – Mais c’est moi qui ai crié : « Vive l’humanité ! »
    – Vous savez, fit l’archiviste, Millière, au fond, n’était
pas un vrai communard. Ce n’était qu’un bourgeois républicain.
    – Ça m’est égal, répliqua l’homme qui revenait d’Onéga.

Chapitre troisième.
    Il fallait cheminer longtemps dans les couloirs de l’Université
pour découvrir à la fin la salle où, certains soirs, le professeur Vadime Mikhailovitch
Lytaev venait encore faire son cours. Ce pouvait être dans une cité d’un autre
temps, au milieu d’une sorte de monastère délaissé. La nuit et le froid
pénétraient jusqu’ici. La nuit pesait en rectangles durs sur les fougères
blanches du gel, dans les fenêtres. Le tableau noir semblait une baie ouverte
sur la nuit. Le professeur gardait sa pelisse ; ses auditeurs le priaient
de ne point se découvrir pour que son grand front gris, plaqué de mèches
blanches, ne s’offrît pas trop désarmé aux ténèbres glaciales prêtes à crouler
sur les hommes. Les auditeurs écoutaient, transis dans leurs manteaux. Du haut
de son pupitre pauvrement éclairé d’une lampe à réflecteur vert, la seule qu’il
y eût ici, le professeur ne découvrait qu’une douzaine de formes confuses d’où
émergeaient, dans une sorte de brume, des esquisses de visages. On le
distinguait un peu mieux. C’était un vieil homme d’une soixante d’années, maigre,
droit et solide. Joues creuses, lèvres parcheminées. Des rides entouraient ses
yeux qui, baissés, étaient d’une statue d’ascète et, levés, se révélaient d’un
brun caressant. On remarquait alors la finesse du nez droit malgré l’accentuation
d’une arête au milieu, la régularité de la bouche, la barbe négligée, grisonnante,
et que cet ensemble formait un de ces visages sombres d’aspect, lumineux d’expression
que les peintres d’icônes de Novgorod avaient coutume de faire à leurs saints, non
qu’ils fussent fidèles à un type mystique, mais, beaucoup plus probablement, par
la hiératisation de quelques très anciens portraits grecs.
    Le professeur parlait, avec une passion si sûre

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