Voyage au Congo
comprennent le but et l’utilité. Si le nombre des journées de prestation a parfois été dépassé, peu m’importe ; l’indigène lui-même ne proteste pas contre un travail dont il est le premier à recueillir le bénéfice. (Il accepte moins volontiers, par contre, de se soumettre à ce travail dans les régions où il sait que les routes, périodiquement inondées, et par conséquent sans cesse à refaire, ne le récompenseront jamais de ses peines. Ce sont les régions précisément où, d’autre part, le transport fluvial est praticable.)
Pour comprendre à quelle agonie le réseau routier de l’Oubangui-Chari a mis fin, il n’est que de se reporter à la situation faite aux indigènes par le régime obligatoire du portage.
Nous lisons dans un rapport de 1902 :
« Depuis plus d’un an la situation devient de jour en jour plus difficile. Les Mandjias épuisés n’en peuvent plus et n’en veulent plus. Ils préfèrent tout, actuellement, même la mort, au portage…
« Depuis plus d’un an la dispersion des tribus est commencée. Les villages se désagrègent, les familles s’égaillent, chacun abandonne sa tribu, son village, sa famille et ses plantations, va vivre dans la brousse comme un fauve traqué, pour fuir le recruteur. Plus de cultures, partant plus de vivres… La famine en résulte et c’est par centaines que, ces derniers mois, les Mandjias sont morts de faim et de misère… Nous en subissons nous-mêmes le rude contrecoup ; Fort-Crampel est plus que jamais menacé de se trouver à court de vivres, il est nourri par les postes du Kaga M’Brès et de Batangafo, qui viennent en 5 jours de marche lui porter de la farine et du mil ; d’où, pour chaque porteur de vivres, un déplacement mensuel moyen de 10 à 12 jours de marche.
« Les recruteurs doivent se livrer, pour trouver des porteurs, à une véritable chasse à l’homme, à travers les villages vides et les plantations abandonnées. Il n’est pas de mois où des gardes régionaux, des auxiliaires même du pays, Mandjias à notre service envoyés au recrutement dans leur propre pays, ne soient attaqués, blessés, fréquemment tués et mangés.
« Refoulés partout au Nord, à l’Est, à l’Ouest et au Sud, par nos petits postes “manu militari” pour s’opposer à leur exode en masse au-delà de la Fafa et de l’Ouam, le Mandjia reste caché, comme un solitaire traqué, dans un coin de brousse, ou se réfugie dans les cavernes de quelques « Kafa » inaccessible, devenu troglodyte, vivant misérablement de racines jusqu’à ce qu’il meure de faim plutôt que de venir prendre des charges.
« Tout a été tenté… Il le fallait. (C’est moi qui souligne.) Le ravitaillement prime toute autre considération. Les armes, les munitions, les marchandises d’échange devaient passer. Douceur et encouragements, menaces, violences, répressions, cadeaux, salaires, tout échoue aujourd’hui devant l’affolement terrible de cette race Mandjia, il y a quelques années, quelques mois encore, riche, nombreuse et groupée en immenses villages.
« Quelques mois encore et toute la partie du cercle de Gribingui comprise entre le Gribingui à l’Est, la Fafa à l’Ouest, les Ungourras au Sud et Crampel au Nord, ne sera plus qu’un désert, semé de villages en ruine et de plantations abandonnées. Plus de vivres et de main-d’œuvre ; la région est perdue.
« Si dans un délai très rapproché le portage n’est pas entièrement supprimé, entre Nana et Fort-Crampel au moins, le cercle de Gribingui est irrémédiablement perdu, et il ne nous restera qu’à évacuer un pays désert, ruiné, sans bras et sans vivres… »
Et dans le « rapport de M. l’Administrateur-adjoint Bobichon – sur la situation politique pour les mois de juillet et d’août 1904 » :
« … Dans la zone de Nana, la question du portage devient de plus en plus ardue. Les Mandjias de Nana sont épuisés ; ils font et feront tout pour fuir le portage dont ils ne veulent plus. Ils préfèrent tout actuellement, même la mort, au portage.
« Les groupes se disloquent les uns après les autres sans qu’il soit possible de faire quoi que ce soit pour arrêter ces migrations qui ont fait un vrai désert d’un pays autrefois riche en cultures et où était installé une nombreuse population.
« Cette année, contrairement aux promesses faites antérieurement, la tâche demandée à ces populations, au lieu de diminuer, n’a
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