Voyage au Congo
sort des indigènes dont votre Société ne s’est désintéressée à aucun moment de sa longue existence. À qui mettrait en doute cette affirmation, il nous serait facile de répondre par des chiffres officiels et de montrer que la concession de la Société de Haut-Ogooué a été la sauvegarde et est aujourd’hui le réservoir de la population indigène au Gabon {31} . »
Allons, tant mieux ! Cette société diffère donc des autres et fait preuve de louables soucis. Mais, tout de même, aller jusqu’à dire : Que deviendraient sans nous les indigènes ? me paraît faire preuve d’un certain manque d’imagination.
CHAPITRE IV – La grande forêt entre Bangui et Nola
18 octobre.
Matinée brumeuse ; il ne pleut pas, mais le ciel est couvert, tout est gris. Marc me dit : « Pas plus triste qu’en France » ; mais en France un pareil temps vous replie vers la méditation, la lecture, l’étude. Ici, c’est vers le souvenir.
Ma représentation imaginaire de ce pays était si vive (je veux dire que je me l’imaginais si fortement) que je doute si, plus tard, cette fausse image ne luttera pas contre le souvenir et si je reverrai Bangui, par exemple, comme il est vraiment, ou comme je me figurais d’abord qu’il était.
Tout l’effort de l’esprit ne parvient pas à recréer cette émotion de la surprise qui ajoute au charme de l’objet une étrangeté ravissante. La beauté du monde extérieur reste la même, mais la virginité du regard s’est perdue.
Nous devons quitter Bangui définitivement dans cinq jours. À partir de quoi commencera vraiment le voyage. Il est aisé de gagner Archambault, où nous attend Marcel de Coppet, par une route beaucoup plus courte ; et plus aisée surtout ; c’est celle que suivent les colis postaux et les gens pressés : deux jours d’auto jusqu’à Batangafo, et quatre ou cinq jours de bateau. Quittant le bassin de l’Oubangui, on rejoint à Batangafo les eaux qui se jettent dans le lac Tchad ; on n’a qu’à se laisser porter. Mais ce n’est pas cela qui nous tente, et nous ne sommes pas pressés. Ce que nous voulons, c’est précisément quitter les routes usuelles ; c’est voir ce que l’on ne voit pas d’ordinaire, c’est pénétrer profondément, intimement, dans le pays. Ma raison me dit parfois que je suis peut-être un peu vieux pour me lancer dans la brousse et dans l’aventure ; mais je ne le crois pas.
20 octobre.
À la tombée du jour, j’ai repris, seul, hier, cette route qui, sitôt au sortir de Bangui, gagne le haut de la colline en s’enfonçant dans la forêt. Je ne me lasse pas d’admirer l’essor vertigineux de ces fûts énormes et leur brusque épanouissement. Les derniers rayons éclairaient encore leurs cimes. Un grand silence d’abord ; puis, tandis que l’ombre augmentait, la forêt s’est emplie de bruits étranges, inquiétants, cris et chants d’oiseaux, appels d’animaux inconnus, froissements de feuillage. Sans doute une troupe de singes agitait ainsi les ramures non loin de moi, mais je ne parvenais pas à les voir. J’avais atteint le haut de la colline. L’air était tiède ; je ruisselais.
Aujourd’hui je suis retourné aux mêmes lieux, une heure plus tôt. J’ai pu m’approcher d’une troupe de singes et contempler longtemps leurs bonds prodigieux. Capturé quelques papillons admirables.
21 octobre.
En auto jusqu’à M’Baïki, admirable traversée de forêt. L’auto passe trop rapidement. Ce trajet, que nous serons heureux de refaire dans quelques jours, méritait d’être fait à pied {32} . Dans la forêt avoisinant M’Baïki, les arbres sont d’une prodigieuse hauteur. Certains, les fromagers, ont un empattement gigantesque {33} . On dirait les plis d’une robe. On dirait que l’arbre est en marche.
Soulevant l’écorce à demi pourrie d’un fromager abattu, je découvre quantité de grosses larves de coléoptères. Séchées et fumées, elles servent, paraît-il, de nourriture aux indigènes.
À M’Baïki, visite à M. B…, représentant de la Compagnie Forestière. Nous trouvons, assis sous sa véranda, devant des apéritifs, deux Pères missionnaires.
Que ces agents des Grandes Compagnies savent donc se faire aimables ! L’administrateur qui ne se défend pas de leur excès de gentillesse, comment, ensuite, prendrait-il parti contre eux ? Comment, ensuite, ne point prêter la main, ou tout au moins fermer les yeux, devant les
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