Voyage au Congo
nous attend le gros des porteurs. Nos boys ont pris les devants avec le reste de la troupe que nous ne devons retrouver qu’à Bambio. Il est deux heures. La pluie a cessé. Nous dévorons rapidement un poulet froid et repartons. Dix kilomètres seulement nous séparent de Bambio. Nous les ferons sans peine. En général, nous n’userons que très peu des tipoyes {38} autant par amour de la marche, que pour épargner nos tipoyeurs piteux.
Le « Grand Marigot » est admirable ; encore rien vu de si étrange et de si beau dans ce pays. Cette sorte de grand marais, que l’on traverse sur d’étroites passerelles de lianes et de branches, écarte une forêt pas très haute ; des plantes d’eau le couvrent, inconnues pour la plupart ; d’énormes arums dressent leurs cornets entr’ouverts et laissent paraître un secret blanc, tigé de pourpre sombre ; tiges aux cannelures épineuses. Cinq cents mètres plus loin, on atteint la rivière. Un mystérieux silence traversé de chants d’oiseaux invisibles. Quantité de palmiers bas se penchent et trempent leurs palmes dans l’eau courante. On gagne l’autre rive de la M’Baéré en pirogue. Ici la forêt vous enveloppe et se fait plus charmante encore ; l’eau la pénètre de toutes parts, et la route sur pilotis est constamment coupée de petits ponts de bois. Quelques fleurs enfin : des balsamines mauves et d’autres fleurs qui rappellent les épilobes de Normandie, j’avance dans un état de ravissement et d’exaltation indicibles (sans me douter hélas ! que nous ne reverrions rien d’aussi beau). Ah ! pouvoir s’arrêter ici, pouvoir y revenir sans cette escorte de porteurs qui fait s’enfuir au loin tout le gibier… Parfois cette constante compagnie m’importune, m’excède. Désireux de goûter ma solitude et l’enveloppement étroit de la forêt, je presse le pas, m’échappe en courant, tâchant de distancer les porteurs. Mais aussitôt ils partent tous au petit trot pour me rejoindre. Impatienté je m’arrête, les arrête, trace un trait sur le sol qu’ils ne devront dépasser qu’à mon coup de sifflet lorsque je serai déjà loin. Mais un quart d’heure après il faut retourner en arrière, les chercher ; car ils n’ont pas compris et tout le convoi reste en panne.
Peu de temps avant Bambio, la forêt cesse, ou du moins des clairières s’ouvrent. Des cris, des chants, nous avertissent de la proximité du village. Un peuple de femmes et d’enfants accourt à notre rencontre. Nous serrons la main de quelques chefs alignés et au port d’armes – et même, par enthousiasme et par erreur, la main de quelques simples plantons. Nous jouons aux grands chefs blancs, très dignes, avec des saluts de la main et des sourires de ministres en tournée. Un énorme gaillard affublé de peaux de bêtes tape sur un gigantesque xylophone qu’il porte pendu à son cou ; il dirige la danse des femmes qui chantent, poussent des hurlements sauvages, balaient la route devant nous, agitent de grandes tiges de manioc, ou les brisent sous nos pas en fouettant le sol bruyamment ; c’est un délire. Les enfants bondissent et trépignent. La traversée du village est glorieuse. Notre cortège nous mène à la case des passagers où nous retrouvons enfin nos braves boys et le premier convoi des porteurs.
29 octobre.
Ce matin, j’étais allé voir l’un des chefs indigènes venus hier à notre rencontre. Ce soir, il me rend ma visite. Longue conversation. Adoum sert d’interprète, assis à terre, entre le chef et moi.
Les récits du chef de Bambio confirment tout ce que Samba N’Goto m’avait appris. Il me raconte en particulier le « bal » du dernier marché de Boda. J’en transcris ici le récit, tel que je l’ai copié d’un carnet intime de Garron.
« À Bambio, le 8 septembre, dix récolteurs de caoutchouc, (vingt, disent les renseignements complémentaires {39} ) de l’équipe de Goundi, travaillant pour la Compagnie Forestière – pour n’avoir pas apporté de caoutchouc le mois précédent (mais, ce mois-ci, ils apportaient double récolte, de 40 à 50 kilogrammes) – furent condamnés à tourner autour de la factorerie sous un soleil de plomb et porteurs de poutres de bois très pesantes. Des gardes, s’ils tombaient, les relevaient à coups de chicotte.
« Le « bal » commencé dès huit heures, dura tout le long du jour sous les yeux de MM. Pacha et Maudurier, agent de la Forestière. Vers onze heures,
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