Voyage au Congo
dormir. Il reviendrait plus tard, quand nousaurions un interprète. Nous prenions la responsabilité de ce retard, lui promettant de le couvrir auprès du terrible Pacha. Quel intérêt avait celui-ci à empêcher Samba N’Goto, le chef en question, de nous délivrer son message, c’est ce que nous devions comprendre sans peine lorsque, au matin, à travers Mobaye interprète, nous apprîmes de Samba N’Goto ceci :
Le 21 octobre dernier (il y avait donc de cela six jours) le sergent Yemba fut envoyé par l’administrateur de Boda à Bodembéré pour exercer des sanctions contre les habitants de ce village (entre Boda et N’Goto). Ceux-ci avaient refusé d’obtempérer à l’ordre de transporter leurs gîtes sur la route de Carnot, désireux de n’abandonner point leurs cultures. Ils arguaient, en outre, que les gens établis sur la route de Carnot, sont des Bayas, tandis qu’eux sont des Bofis.
Le sergent Yemba quitta donc Boda avec trois gardes (dont nous prîmes soigneusement les noms {35} ). Ce petit détachement était accompagné de Baoué, capita, et de deux hommes commandés par ce dernier. En cours de route, le sergent Yemba réquisitionna deux ou trois hommes dans chaque village traversé, et les emmena après les avoir enchaînés. Arrivés à Bodembéré, les sanctions commencèrent : on attacha douze hommes à des arbres, tandis que le chef du village, un nommé Cobelé prenait la fuite. Le sergent Yemba et le garde Bonjo tirèrent sur les douze hommes ligotés et les tuèrent. Il y eut ensuite grand massacre de femmes, que Yemba frappait avec une machette. Puis, s’étant emparé de cinq enfants en bas âge, il enferma ceux-ci dans une case à laquelle il fit mettre le feu. Il y eut en tout, nous dit Samba N’Goto, trente-deux victimes.
Ajoutons à ce nombre le capita de M’Biri, qui s’était enfui de son village (Boubakara, près de N’Goto) et que Yemba retrouva à Bossué, premier village au nord de N’Goto.
Nous apprîmes aussi que Samba N’Goto regagnait Boda, où il réside et y était presque arrivé lorsqu’il croisa sur la route l’auto du Gouverneur Lamblin qui nous emmenait à N’Goto. C’est alors qu’il avait rebroussé chemin, croyant avoir affaire au Gouverneur lui-même, désireux d’en appeler à lui. Il avait dû marcher bien vite, puisqu’il était arrivé à N’Goto très peu de temps après nous. Cette occasion inespérée d’en appeler au chef des blancs, il ne voulait pas la laisser échapper {36} .
28 octobre.
La déposition de Samba N’Goto avait duré plus de deux heures. Il pleuvait. Ce n’était point la passagère averse des tornades. Le ciel était épaissement couvert ; la pluie installée pour longtemps. Nous partîmes néanmoins vers dix heures. J’étais assis à côté de Mobaye ; Marc et Zézé, dans l’intérieur du camion, s’installèrent tant bien que mal sur les sacs de couchage, étouffant un peu sous la bâche. La route était profondément détrempée et l’auto n’avançait qu’avec une désespérante lenteur. Aux moindres montées, aussi bien qu’aux passages où la route était trop sablonneuse, nous devions mettre pied à terre, sous la pluie, et pousser le camion qui s’enlisait.
Nous avions le cœur si serré par la déposition de Samba N’Goto et par les récits de Garron, qu’à la rencontre que nous fîmes d’un groupe de femmes en train de travailler à la réfection de la route, nous ne pouvions même plus leur sourire. Ce pauvre bétail ruisselait sous l’averse. Nombre d’entre elles allaitaient tout en travaillant. Tous les vingt mètres environ, aux côtés de la route, un vaste trou, profond de trois mètres le plus souvent ; c’est de là que sans outils appropriés, ces misérables travailleuses avaient extrait la terre sablonneuse pour les remblais. Il était arrivé plus d’une fois que le sol sans consistance s’effondrât, ensevelissant les femmes et les enfants qui travaillaient au fond du trou. Ceci nous fut redit par plusieurs {37} . Travaillant le plus souvent trop loin de leur village pour pouvoir y retourner le soir, ces femmes se sont construit dans la forêt des huttes provisoires, perméables abris de branches et de roseaux. Nous avons appris que le milicien qui les surveille les avait fait travailler toute la nuit pour réparer les dégâts d’un récent orage et permettre notre passage.
Arrivés au « Grand Marigot », point terminus de la route carrossable. Là
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