Voyage au Congo
ces journalistes dont la voix porte aussitôt, quitte à s’éteindre sitôt ensuite. Circulais-je jusqu’à présent entre des panneaux de mensonges ? Je veux passer dans la coulisse, de l’autre côté du décor, connaître enfin ce qui se cache, cela fût-il affreux. C’est cet « affreux » que je soupçonne, que je veux voir.
Journée toute occupée à la rédaction de ma lettre.
31 octobre.
Levés avant cinq heures. Thé sommaire. On plie bagages. Sur l’arène, derrière la maison, sont groupés nos porteurs (60 hommes, plus un milicien, un guide indigène, nos deux boys et le cuisinier ; plus encore trois femmes, accompagnant le milicien et le guide). Le chef est venu nous dire adieu. Clair de lune brumeux. Nous partons dans la douteuse clarté d’avant l’aube, précédant le gros de la troupe, avec nos boys, nos tipoyeurs, le guide, le garde, et les porteurs de nos sacs.
L’interminable forêt met à l’épreuve notre inépuisable patience. Je n’ai pu achever hier ma lettre au Gouverneur. Hélas ! impossible d’écrire, ni même de prendre des notes ou de lire en tipoye. Je ne me résigne à y monter qu’après cinq heures de marche assez fatigante, car le terrain, sablonneux d’abord, devient, durant les derniers kilomètres, argileux et glissant. Après un court repos en tipoye, cinq kilomètres de marche encore. Pas de poste intermédiaire. Si longue que soit l’étape, il faut la fournir, car on ne peut passer la nuit en forêt, sans gîte, sans nourriture pour les porteurs. Forêt des plus monotones, et très peu exotique d’aspect. Elle ressemblerait à telle forêt italienne, celle d’Albano par exemple, ou de Némi, n’était parfois quelque arbre gigantesque, deux fois plus haut qu’aucun de nos arbres d’Europe, dont la cime s’étale loin au-dessus des autres arbres, qui, près de lui, paraissent réduits en taillis. Les troncs de ces derniers, à demi couverts de mousse, semblent des troncs de chênes-verts, ou de lauriers. Les petites plantes vertes qui bordent la route rappellent nos myrtilles ; d’autres, les « herbes à Circé » ; tout comme, dans le marigot d’avant-hier, des plantes d’eau rappelaient nos épilobes et nos balsamines du Nord. Nos châtaignes ne sont pas moins bizarres, pas moins belles que ces graines dont on ne voit à terre que les cosses velues. Pas de fleurs. Pourquoi nous signalait-on cette partie de la forêt comme particulièrement intéressante et belle ?
À l’extrémité du parcours, le terrain, jusqu’alors parfaitement plan, dévale faiblement jusqu’à une petite rivière peu profonde, ombragée ; l’eau claire coule sur un lit de sable blanc. Nos porteurs se baignent.
Les bains, dit-on, sont dangereux dans ce pays. Je ne parviens pas à le croire, lorsqu’il n’y a lieu de redouter ni crocodiles, ni insolations. Il ne s’agit pas de cela, disent certains docteurs, (et Marc me le répète après eux) mais bien de congestion du foie, de fièvre, de filariose… Hier, déjà je me suis baigné. Qu’en est-ilrésulté ? Un grand bien-être. Aujourd’hui, je ne résiste pas davantage à l’appel de l’eau et me plonge délicieusement dans sa transparente fraîcheur. Je n’ai jamais pris de bain plus exquis.
Des chefs viennent à notre rencontre, avec deux tam-tams portés par des enfants. Deux importants villages de « Bakongos » (l’on appelle indifféremment ainsi les indigènes qui travaillent pour la Forestière). Un tout petit village à côté, N’Délé, habité seulement aujourd’hui par cinq hommes valides (qui sont dans la forêt à récolter le caoutchouc) et cinq impotents qui s’occupent des plantations. Inutile de dire que ces hommes dans la forêt, non surveillés, ne se livrent que le moins possible à un travail qui leur est si mal rétribué. De là les châtiments par lesquels le représentant de la Forestière s’efforce de les rappeler au sentiment du devoir.
Longue conversation avec les deux chefs du village bakongo. Mais celui qui parlait d’abord, lorsqu’il était seul avec nous, se tait aussitôt qu’approche l’autre. Il ne dira plus rien ; et rien n’est plus émouvant que ce silence et cette crainte de se compromettre lorsque nous l’interrogeons sur les atrocités qui se commettent dans la prison de Boda où il a été lui-même enfermé. Il nous dira plus tard, de nouveau seul avec nous, qu’il y a vu mourir par suite de sévices, dix hommes en un seul jour.
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