Voyage au Congo
Lui-même garde des traces de coups de chicotte, des cicatrices, qu’il nous montre. Il confirme, ce que l’on nous disait déjà {43} , que les prisonniers ne reçoivent pour toute nourriture, une seule fois par jour, qu’une boule de manioc, grosse comme (il montre son poing).
Il parle des amendes que la Compagnie Forestière a coutume d’infliger aux indigènes (j’allais dire : de prélever sur ceux-ci), qui n’apportent pas de caoutchouc en quantité suffisante, – amendes de quarante francs ; c’est-à-dire tout ce qu’ils peuvent espérer toucher en un mois. Il ajoute que, lorsque le malheureux n’a pas de quoi payer l’amende, il ne peut éviter la prison qu’en empruntant à un plus fortuné que lui, s’il en trouve – et encore est-il parfois jeté en prison « par-dessus le marché ». La terreur règne et les villages des environs sont désertés. Plus tard, nous parlerons à d’autres chefs. Quand on leur demande : « Combien y a-t-il d’hommes dans ton village ? » ils font le dénombrement en les nommant et pliant un doigt pour chacun. Il y en a rarement plus de dix. Adoum sert d’interprète.
Adoum est intelligent, mais ne sait pas très bien le français. Lorsque nous nous arrêtons en forêt, c’est, dit-il, que nous avons trouvé « un palace » (pour : une place). Il dit : « un nomme » et quand, à travers lui, nous demandons à quelque chef : « Combien y en a-t-il de ton village qui se sont enfuis, ou qui ont été mis en prison ? » Adoum répond : « Ici, dix nommes ; là-bas, six nommes, et huit nommes un peu plus loin. »
Beaucoup de gens viennent nous trouver. Tel demande un papier attestant qu’il est grand sorcier de beaucoup de villages ; tel, un papier l’autorisant à aller plus loin « faire petit village tout seul ». Quand on s’informe sur le nombre de prisonniers qu’enferme la prison de Boda, la seule réponse que j’obtiens, quel que soit celui qui me la donne : « Beaucoup ; beaucoup ; trop ; peux pas compter. » Il y aurait parmi les incarcérés nombre de femmes et d’enfants.
1 er novembre.
Trop préoccupé pour pouvoir dormir. Départ avant cinq heures. Étape de 25 à 28 kilomètres sans user des tipoyes un seul instant. L’on ne peut évaluer la longueur d’une route non jalonnée, que d’après le temps mis à la parcourir. Nous devons faire, en moyenne, de cinq à six kilomètres par heure. Les derniers kilomètres, dans le sable et en plein soleil, ont été particulièrement fatigants. La forêt est de nouveau très monotone, et sans rien de particulier d’abord, puis, tout à coup, à mi-route, une large et profonde rivière aux eaux admirablement claires ; on voyait, à plus de cinq mètres de profondeur je pense, d’abondantes plantes d’eau s’agiter au-dessous d’un pont sinueux, incertain, d’apparence extrêmement fragile, formé de tiges rondes retenues par des lianes et mal fixées, presque à ras de l’eau, sur de grands pilotis. On eût dit l’un de ces petits couloirs de branches et de bûches qui permettent de traverser à pied sec les fondrières, et l’on ne se penchait point sans vertige au-dessus de l’inquiétante profondeur. Passé la rivière (la Bodangué ?), durant un kilomètre ou deux la forêt est de nouveau des plus étranges et des plus belles. J’associe volontiers dans ce carnet ces deux épithètes, car le paysage vient-il à cesser d’être étrange, il rappelle aussitôt quelque paysage européen, et le souvenir qu’il évoque est toujours à son désavantage. Peut-être, si j’avais vu Java ou le Brésil, en irait-il de même pour ce sous-bois encombré de fougères épiphytes et de grands arums ; mais, comme il ne me rappelle rien, je puis le trouver merveilleux.
On traverse, avant d’arriver à Dokundja-Bita, où nous campons, trois misérables petits villages. Rien que des femmes. Les hommes, comme toujours, sont au caoutchouc. Les chefs viennent d’assez loin à notre rencontre, avec trois tam-tams frappés par un vieux hors d’usage et des enfants. Puis, un peu avant Dokundja, réception par les femmes et les mioches ; vociférations suraiguës, chants, trémoussements frénétiques. Les plus vieilles sont les plus forcenées ; et ce gigotement saugrenu des dames mûres est assez pénible. Toutes ont à la main des palmes, et de grandes branches avec lesquelles elles nous éventent ou balaient le sol que nous allons fouler. Très
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