Voyage au Congo
le nommé Malingué, de Bagouma, tomba pour ne plus se relever. On en avertit M. Pacha, qui dit simplement : « Je m’en f… » et fit continuer le « bal » Tout ceci se passait en présence des habitants de Bambio rassemblés, et de tous les chefs des villages voisins venus pour le marché {40} . »
Le chef nous parle encore du régime de la prison de Boda, de la détresse des indigènes, de leur exode vers une moins maudite contrée…
Et certes je m’indigne contre Pacha, mais le rôle de la Compagnie Forestière, plus secret, m’apparaît ici bien autrement grave. Car enfin, elle n’ignorait rien (Je veux dire les représentants de ladite). C’est elle (ou ses agents) qui profitait de cet état de choses. Ses agents approuvaient Pacha, l’encourageaient, avaient avec lui partie liée. C’est sur leur demande que Pacha jetait arbitrairement en prison les indigènes de rendement insuffisant ; etc.… {41}
Désireux de mener à bien ma lettre au Gouverneur, je décide de remettre au surlendemain notre départ. Le peu de mois que j’ai passés en A. E. F., m’a déjà mis en garde contre les « récits authentiques », les exagérations et les déformations des moindres faits. Hélas ! cette scène de « bal » n’eut, je le crains, rien d’exceptionnel, s’il faut en croire divers témoins directs que j’interroge tour à tour. La terreur que leur inspire Pacha les fait me supplier de ne les point nommer. Sans doute, ils se « défileront » par la suite, nieront avoir rien vu. Lorsqu’un Gouverneur parcourt le pays, ses subordonnés se présentent, et présentent dans leurs rapports, de préférence, les faits qu’ils jugent les mieux capables de contenter. Ceux que je dois rapporter au Gouverneur risquent d’échapper à son investigation, je le crains, et l’on étouffera soigneusement les voix qui pourraient les lui faire connaître. Voyageant en simple touriste, je me persuade qu’il peut m’arriver parfois de voir et d’entendre ce qui est trop bas pour l’atteindre.
En acceptant la mission qui me fut confiée, je ne savais trop tout d’abord à quoi je m’engageais, quel pourrait être mon rôle, et en quoi je serais utile. À présent, je le sais, et je commence à croire que je ne serai pas venu en vain.
Depuis que me voici dans la colonie, j’ai pu me rendre compte du terrible enchevêtrement de problèmes qu’il ne m’appartient pas de résoudre. Loin de moi la pensée d’élever la voix sur des points qui échappent à ma compétence et nécessitent une étude suivie. Mais il s’agit ici de certains faits précis, complètement indépendants des difficultés d’ordre général. Peut-être le chef de circonscription en est-il avisé d’autre part. D’après ce que me disent les indigènes, il semblerait qu’il les ignore. La circonscription est trop vaste ; un seul homme, et sans moyens de transport rapide, ne peut suffire à tout surveiller. L’on se heurte ici, comme partout en A. E. F. à ces deux constatations angoissantes : insuffisance de personnel ; insuffisance d’argent.
Deux hommes, venus de N’Goto (environ 48 kilomètres), me rapportent mon écorçoir que j’avais égaré là-bas. Ils paraissent stupéfaits quand je leur donne un « matabiche {42} ».
Au clair de lune, sur la vaste arène qui s’étend derrière le gîte d’étape, grande revue des porteurs. Marc les dénombre ; les range par groupes de 10 ; leur apprend à se compter. Grands éclats de rire de ceux qui comprennent, devant l’incompréhension de certains autres. Nous distribuons à chaque homme une cuillerée de sel ; d’où reconnaissance lyrique et protestations enthousiastes.
30 octobre.
Impossible de dormir. Le « bal » de Bambio hante ma nuit. Il ne me suffit pas de me dire, comme l’on fait souvent, que les indigènes étaient plus malheureux encore avant l’occupation des Français. Nous avons assumé des responsabilités envers eux auxquelles nous n’avons pas le droit de nous soustraire. Désormais, une immense plainte m’habite ; je sais des choses dont je ne puis pas prendre mon parti. Quel démon m’a poussé en Afrique ? Qu’allais-je donc chercher dans ce pays ? J’étais tranquille. À présent je sais ; je dois parler.
Mais comment se faire écouter ? Jusqu’à présent, j’ai toujours parlé sans aucun souci qu’on m’entende ; toujours écrit pour ceux de demain, avec le seul désir de durer. J’envie
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