Voyage en Germanie
Par moments, j’ai peur de te laisser voir à quel point j’ai besoin de toi. J’ai l’impression de t’en demander trop alors que tu me donnes déjà tellement.
— Demande tout ce que tu veux.
Je m’attendais encore à la grande requête de ne pas partir. J’aurais dû savoir à quoi m’en tenir.
— Fais en sorte de revenir.
Helena prononça ces mots sans emphase. Il n’était pas nécessaire de répondre. Pour deux cacahuètes, j’étais prêt à déclarer à l’empereur qu’il pouvait emballer sa mission dans des feuilles de vigne et balancer ça sous les roues de son char triomphal. Mais Helena n’aurait pas du tout aimé ça.
Je lui dis qu’elle était belle. Que je l’aimais. En fille loyale et bien éduquée dans le domaine des convenances, elle me retourna des remarques similaires. Puis j’abaissai le volet de la lampe pour que Colonia Claudia Ara Agrippinensium (Ara Ubiorum) n’ait pas à constater que, sur ses quais bien entretenus, un plébéien au rang aussi prestigieux que celui d’un rat musqué malodorant s’octroyait des privautés inconcevables avec la fille d’un sénateur.
40
Nous partîmes le lendemain. Je fis en sorte de me débarrasser de Xanthus, mais Justinus qui, lui, devait savoir à quoi s’en tenir, introduisit clandestinement son affreux cabot à bord.
Une fois de plus, mon laissez-passer impérial m’avait procuré le transport à bord d’un navire de la flotte officielle. Je découvris également que Justinus équipait les expéditions avec classe. Il avait apporté des chevaux, trois tentes de cuir, des armes, des provisions et un coffre de monnaie sonnante et trébuchante. Seule, la qualité des hommes qu’il fournissait se révéla décevante, mais habitué que j’étais à voyager seul lors de telles missions, je ne m’en plaignis pas. Le moment de bravoure arriva lorsque Justinus et moi nous rendîmes sur le quai : le centurion surveillant le chargement de notre bateau n’était autre qu’Helvetius.
— Comment ? lançai-je avec un grand sourire. C’est toi qui commandes mon escorte ? Je te croyais bien trop sage pour te charger d’une folie de ce genre.
Comme cela s’était déjà produit auparavant, je perçus une légère hésitation de sa part avant qu’il rétorque :
— Malheureusement pour toi : ça signifie que ton escorte se compose de deux tentes de mes recrues cagneuses.
C’était une mauvaise nouvelle, mais certains des jeunes soldats étant à portée de voix, nous devions rester passablement polis.
— J’ai tâché de te choisir les meilleurs, conclut-il.
Ce qu’il m’amenait ne valait pourtant guère mieux qu’une corbeille de fruits blets prêts à pourrir.
— Nous avons d’abord cent milles à couvrir en bateau, lançai-je au centurion. Et toute la place qu’il faut sur le pont. Je pourrai aider en donnant quelques leçons de maniement d’armes. (Ce qui me mettrait en condition moi aussi.) Il faut que nous les entraînions de façon à débarquer des soldats corrects en arrivant à Vetera.
La même expression dubitative assombrit à nouveau son visage.
— Donc tu pars de Vetera ?
L’idée me vint qu’il me soupçonnait de n’être guère qu’un voyeur de plus.
— Rien de monstrueux là-dedans. Je pars de l’endroit où Lupercus a disparu.
— Judicieux.
Sa réponse laconique me convainquit que je venais de toucher à quelque drame personnel.
Nous voguions au travers de la vaste plaine du bas-Rhenus. De là jusqu’à la rivière Lupia, la rive droite formait le territoire des Tenctères, une tribu puissante, l’une des rares en Europe – à l’exception des Gaulois – qui fasse une utilisation importante des chevaux. Ils avaient voué à Civilis une amitié tenace tout au long de la révolte, toujours prêts à traverser pour venir harceler nos partisans – notamment Colonia. Pour l’heure, ils s’étaient repliés de l’autre côté du fleuve. Toutefois, partout où le chenal le permettait, notre navire restait proche de la rive gauche, la nôtre.
Au-delà du territoire tenctère vivaient les Bructères. Tout ce que je connaissais d’eux, c’était leur haine légendaire à l’égard de Rome.
Ayant emmené le colporteur Dubnus, nous l’interrogions parfois à propos de la rive est. Ses réponses évasives ne firent qu’attiser nos craintes. Dubnus réagissait mal à l’attrait de l’aventure, et semblait se considérer plutôt comme notre otage que notre heureux
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