Voyage en Germanie
et les garçons avaient hâte d’être à l’intérieur des murs, surtout dans un endroit aussi célèbre.
Pour leur dénicher un logement, nous allions devoir nous rendre sur place. Justinus entreprit d’appeler le centurion, prêt à lui ordonner de franchir la passerelle.
— Laisse ! coupai-je.
— Au nom de Jupiter…
— Laisse-le tranquille, Camillus.
Helvetius, au garde-à-vous tout au bout du bateau, contemplait le fleuve d’un air buté.
— Mais pourquoi…
— Je suis sûr qu’Helvetius a ses raisons.
Et j’avais deviné lesquelles.
Escortant les recrues, nous nous présentâmes dans un bâtiment de réception obscur où l’on nous alloua de quoi nous installer. Nous savions que le fort lui-même se trouvait à quelque distance du fleuve, aussi fûmes-nous surpris de nous retrouver aussi près de l’endroit où notre navire était arrimé. Nos quartiers se composaient de cabanes en bois littéralement établies sur le quai. Les jeunes recrues, qui s’attendaient au luxe d’un grand fort, récriminaient au sujet de ces installations bizarres, et Justinus lui-même avait l’air mécontent. Une fois que nous eûmes rangé notre paquetage, je rassemblai tout le monde. La faible lueur d’un lumignon nous dessinait des ombres spectrales sur le visage, et nous parlions tous à voix basse, comme si, même au cœur de cette enclave romaine, l’ennemi risquait de nous entendre.
— Bon, voilà qui commence mal… Les gars, je sais que vous vous demandez pourquoi nous n’avons pas été autorisés à monter jusqu’au fort et nous y installer. Les rebelles bataves ont dû y causer tellement de dégâts qu’il a fallu l’abandonner. Ici, les soldats vivent dans des tentes et des baraquements provisoires en attendant qu’un nouveau site soit choisi.
— Mais pourquoi on peut pas s’abriter à l’intérieur des anciens murs ?
— Vous constaterez de quoi il retourne demain matin. D’ici là, contentez-vous de faire marcher votre imagination. Ces gens résident à l’extérieur du fort parce que des Romains ont souffert, sont morts ici en grand nombre. Imitez les soldats stationnés ici : faites preuve de respect à l’égard de ce lieu.
— Mais dis, Falco, je croyais que les légions de Vetera avaient pactisé avec l’ennemi ?
Ces gamins n’avaient aucun sens de la retenue. La journée de demain allait changer ça.
— Non, soldat.
Cette fois-ci, ce fut Justinus qui répondit. Prompt à saisir mon propos, il s’exprima d’un ton patient, explicatif :
— Les légions de Vetera tinrent bon dans des conditions désespérées. Certains des renforts de Vocula vendirent en effet leurs services à l’Empire gaulois à un moment donné, mais nous devons tous garder à l’esprit que, vu d’ici, le monde entier avait l’air déchiré, et la Rome à laquelle tous avaient prêté serment semblait volatilisée.
Les recrues manifestèrent d’abord un mépris un brin narquois. La plupart de ces jeunes soldats ignoraient tout de l’histoire récente, mis à part quelques incidents tel l’assassinat d’une vache dans un village à cinq kilomètres du leur par les soldats vitelliens. Mais quand Justinus se mit à leur parler, ils se calmèrent, comme des spectateurs captivés par une histoire de spectre lors d’une fête de Saturnales. Le jeune tribun était un conférencier minutieux :
— Ici même, la Cinquième et la Quinzième essuyèrent le pire. Il est vrai que les soldats exécutèrent un légat. (Il parlait de Vocula.) Mais ils ne se rendirent que lorsque Civilis les eut affamés au dernier degré. Ils furent alors massacrés. Certains furent tués alors qu’ils marchaient hors du fort sans leurs armes. D’autres regagnèrent le fort aussi vite qu’ils le pouvaient et y moururent quand Civilis, furieux, l’incendia. Quoi qu’aient fait ces hommes, ils le payèrent. L’empereur a choisi de passer l’éponge là-dessus, qui sommes-nous pour agir autrement ? Écoutez Didius Falco. Aucun de nous n’est à même de juger les légions qui combattirent ici, à moins d’être certain de ce que nous-mêmes aurions fait.
Ces jeunes soldats constituaient un piètre ramassis, mais ils appréciaient qu’on s’adresse à eux de façon raisonnable. Ils se turent, captivés.
— Pourquoi il a pas voulu descendre à terre, Helvetius ?
Justinus requit mon aide d’un regard. Je pris une profonde inspiration :
— Il faudra lui poser la question.
Pour ma part, je sentais que
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