Voyage en Germanie
au frais. Le jeune soldat ne devait pas s’être fait grand mal, car je l’entendais hurler avec une ardeur qui m’emplit de fierté, mais les guerriers tâchaient de l’impressionner en agitant leurs lances de bois rustiques. Sa chute avait dû bien le secouer, et je percevais clairement qu’il était terrifié. L’un des Bructères brandit sa lance. La menace était claire. Je me mis à crier. Je filais en direction du trou quand quelqu’un de grand, doté d’une épaule très dure, jaillit de derrière un arbre et me projeta à terre.
Lentullus ne put me voir, mais il dut m’entendre tomber. Pour une raison que j’ignore, ma présence eut l’air de lui donner courage.
— On va faire comment pour discuter avec ces gars-là sans interprète, hein, Falco ?
Ce gosse était un parfait crétin…
Le monde cessa de tournoyer. Étant donné que ma réponse constituerait sans doute les derniers mots amicaux qu’il entendrait jamais, je n’eus pas le cœur à le rabrouer.
— Parle lentement, Lentullus, et souris beaucoup…
Il eut peut-être un peu de mal à comprendre. Difficile d’avoir l’air aussi dégourdi et plein d’assurance qu’à l’accoutumée quand on gît face contre terre en pleine forêt, le nez écrasé dans l’humus pourrissant, pendant qu’un gigantesque guerrier torse nu, qui ne pouvait pas avoir compris la plaisanterie, m’écrasait d’un pied le bas du dos en se payant ma tête à gorge déployée.
49
Bon sang, ce que je peux détester les grands baraqués rigolards à cervelle de linotte. Il n’y a jamais moyen de savoir s’ils vont seulement se moquer de l’adversaire, ou s’en moquer en s’esclaffant bien fort avant de lui trancher la tête d’un coup de hache…
Mon guerrier me releva plus ou moins à la verticale, me dépouilla de mes glaive et dague, qu’il toisa avec un rictus sarcastique mais conserva, puis m’expédia au fond du trou avec les autres. Là-dessus, ils encouragèrent Lentullus à sortir de là en le piquant du bout de leurs lances. Il fit d’abord sortir le chien, qui témoigna aussitôt sa loyauté en détalant.
Les joyeux drilles nous rangèrent l’un à côté de l’autre, puis examinèrent leur moisson tels des naturalistes comparant des insectes rares. Ces gars-là n’avaient pas l’air outrageusement évolués. Ils comptaient sûrement les pattes et antennes des bestioles en les leur arrachant. Des tics nerveux commencèrent à me faire tressauter des membres dont je n’étais même pas pourvu. Ils nous dominaient tous d’une tête. De même que le groupe qui ne tarda pas à les rejoindre en cavalant triomphalement, rapportant nos frères du camp. Ils détenaient notre Probus disparu et son compagnon de chasse au trésor. C’était eux qu’ils avaient sans doute trouvés les premiers.
Je scrutai le groupe avec inquiétude pour évaluer les dégâts. Helvetius, qui arborait un coquard, attaquait la phase terminale des jurons, et certaines recrues avaient dû se faire un peu cogner dessus. Le serviteur du centurion semblait avoir essuyé le pire, mais ce n’était pas forcément un signe de brutalité de la part des Bructères : l’homme était tellement minable qu’on ne pouvait que le tabasser. Les gars me racontèrent par la suite qu’ils s’étaient laissé capturer sans trop de résistance. Après tout, les raisons de notre expédition étaient censées être pacifiques. Les guerriers avaient brusquement surgi devant les tentes. Helvetius s’était acquitté du règlement comme il se devait en tâchant de discuter. Ce fut seulement quand notre groupe de soldats commença à se faire malmener qu’il donna l’ordre de prendre les armes. Il était alors trop tard. Nous n’avions jamais espéré tirer grand-chose du combat, surtout avec un si petit effectif et si loin de chez nous. Les guerriers avaient ensuite écumé les bois pour y traquer les égarés. Avec Lentullus et moi, ils disposaient manifestement de la panoplie au grand complet.
— Dis, Falco, où est-ce que…
— Quel que soit l’objet de ta question, tais-toi !
Justinus et Orosius n’étaient pas là. Ils représentaient désormais notre unique espoir, mais espoir de quoi, je n’osais y penser.
— Ne mentionne pas leurs noms… ne pense même pas à eux, des fois que l’idée se lise sur ton visage.
Ils étaient peut-être déjà morts, et nous nous attendions à y passer aussi sans tarder.
À mon immense soulagement, on ne nous emmena pas
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