Voyage en Germanie
fustigeaient, cela ne représentait guère qu’un intermède particulièrement haut en couleurs dans l’immense folie ambiante.
Je me demandai, morose, de quelle manière la frontière rhénane bigarrée allait empiéter sur mon existence terne.
— Nous avons la mainmise sur la Germanie, déclara Vespasien.
Dans la bouche de la plupart des politiciens, cette affirmation n’aurait été que fanfaronnade, mais pas chez Vespasien : c’était lui-même un bon général, qui attirait à lui des subordonnés à forte trempe.
— Annius Gallus et Petilius Cerialis ont opéré une volte-face spectaculaire.
Gallus et Cerialis avaient été dépêchés dans le but de soumettre la Germanie à l’aide de neuf légions, ce qui représentait sans doute le corps expéditionnaire le plus nombreux qu’ait jamais envoyé Rome. La victoire ne pouvait donc manquer de couronner l’opération, mais en citoyen loyal, je savais quand prendre l’air impressionné.
— En récompense, je nomme Cerialis gouverneur de l’Île de Bretagne.
Et quelle récompense ! Cerialis avait servi là-bas à l’époque de l’insurrection menée par Boudicca. Il comprendrait donc quel consternant privilège venait de lui être décerné.
Un heureux coup de chance me remit en mémoire que l’estimé Petilius Cerialis était de la famille de Vespasien. Je ravalai une réplique spirituelle et demandai humblement :
— César, si tu peux faire l’économie de Cerialis pour lui attribuer de plus hautes fonctions, c’est forcément que la frontière est sous notre contrôle ?
— Quelques affaires courantes à expédier… mais j’y viendrai.
Quoi qu’on prétende publiquement, la région entière devait encore être une zone hautement sensible. Pas le moment d’aller faire une petite croisière tranquille sur un navire acheminant du vin.
— Petilius Cerialis s’est entretenu avec Civilis… poursuivit Vespasien.
— C’est ce que j’ai entendu dire !
Mise en scène spectaculaire : les deux commandants adverses s’étaient rencontrés lors d’un face-à-face qui se tint au milieu d’une rivière, braillant l’un et l’autre au-dessus du vide depuis les deux extrémités sectionnées d’un pont. On aurait cru quelque épisode du passé brumeux et héroïque de Rome qu’on inculque à l’école aux jeunes garçons.
— Civilis observe depuis un silence suspect…
Ayant mentionné le chef rebelle, Vespasien marqua un silence qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille.
— Nous espérions qu’il irait s’installer paisiblement dans sa province batave d’origine, mais il a disparu, reprit-il. (Cette précision éveilla ma curiosité : j’y perçus un mauvais présage pour moi.) Le bruit court qu’il est peut-être descendu vers le sud. À ce sujet, j’aimerais te dire…
Quelle qu’ait été l’annonce – ou la mise en garde – qu’il s’apprêtait à me faire au sujet du rebelle Civilis, je n’en eus jamais connaissance, car à cet instant précis un rideau s’écarta vivement et l’homme qui devait être celui que Vespasien avait appelé Canidius arriva.
8
Lorsqu’il entra d’un pas avachi, les fougueux jeunes gens en uniforme blanc rutilant affectés au service de l’empereur reculèrent tous d’un pas et toisèrent Canidius d’un regard hostile.
L’homme avait tout du cloporte de bibliothèque. Avant même qu’il ouvre la bouche, j’avais deviné qu’il devait être de ces types bizarres qui hantent les services administratifs et se chargent des besognes dont personne ne veut. Jamais un palais qui se respectait n’aurait toléré un individu comme lui à moins qu’il ne rende des services uniques en leur genre.
Canidius portait une tunique prune délavée, des sandales dont une était lacée de guingois, et une ceinture en cuir si mal tannée qu’on eût dit que la vache était encore vivante. Ses cheveux pendaient, et son teint présentait une pâleur grisâtre dont il aurait peut-être pu se débarrasser à un plus jeune âge, mais qui était désormais comme incrustée. Même s’il ne sentait pas vraiment, il avait l’air moisi.
— Didius Falco, je te présente Canidius.
Vespasien me présenta lui-même le personnage avec la vivacité qui le caractérisait.
— Canidius s’occupe des archives de la légion.
Je ne m’étais donc pas trompé. Canidius était un gratte-papier aux mornes perspectives qui s’était déniché un boulot en marge qu’il pouvait organiser à sa
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