Voyage en Germanie
guise. Je répondis d’un grognement neutre.
Vespasien me décocha un regard soupçonneux.
— Ta prochaine affectation, Falco, va faire de toi mon émissaire personnel en Germanie auprès de la Quatorzième Gemina.
Cette fois, je m’épargnai la politesse hypocrite et grimaçai ouvertement. L’empereur n’en eut cure et continua :
— J’ai ouï dire que la Quatorzième Gemina est d’humeur belliqueuse. Informe-nous, Canidius.
Le gratte-papier d’étrange allure entonna nerveusement, de mémoire :
— La légion dite Quatorzième Gemina est d’origine augustienne, et fut initialement fondée à Moguntiacum, sur le fleuve Rhenus. (Il avait une petite voix fluette qui lassait rapidement l’auditeur.) Ces hommes faisaient partie des quatre légions choisies par le Divin Claude en vue de l’invasion de la Bretagne, qui se comportèrent avec courage à la bataille de la Medway, bien épaulés par leurs unités de réserve indigènes, des Bataves. Européens du nord originaires du delta du Rhenus, tous les Bataves jusqu’au dernier sont des navigateurs, des nageurs et des pilotes fluviaux. Les légions romaines sont toutes dotées de semblables unités d’étrangers, notamment la cavalerie indigène.
— Falco se passe de tes anecdotes claudiennes, marmonna Vespasien. Quant à moi, j’étais sur place !
Le gratte-papier rougit : ne pas se souvenir du passé de l’empereur était un regrettable impair. Vespasien commandait la Deuxième Augusta lors de la bataille de la Medway, et lui et ses hommes avaient joué un rôle non négligeable dans la conquête de la Bretagne.
— César ! (Canidius se convulsa de honte.) Le palmarès de la Quatorzième comprend la défaite de la reine Boudicca, pour laquelle on lui décerna – de même qu’à la Vingtième Valeria – le titre honorifique de Martia Victrix.
On peut se demander pourquoi la Deuxième Augusta n’eut pas l’heur de bénéficier elle aussi de ce prestigieux hochet. La réponse tient au fait qu’en raison du genre de gabegie dont nous affectionnons de nier jusqu’au souvenir, les hommes de la merveilleuse Deuxième – ma propre légion, de même que celle de Vespasien – ne se présentèrent pas sur le champ de bataille. Les légions qui, elles, affrontèrent les Icènes eurent de la chance d’en réchapper. C’est pourquoi tous les membres de la Deuxième avaient intérêt à éviter la Quatorzième Gemina, titres honorifiques et tout ce qui s’ensuit.
Canidius poursuivit :
— Au cours des dernières guerres, les unités de réserve bataves de la Quatorzième s’illustrèrent de façon magistrale. On les avait séparées de leur légion-mère et dépêchées en Germanie sous les ordres de Vitellius. Les soldats de la Quatorzième à proprement parler soutinrent d’abord Néron – qui, à la suite de l’insurrection menée par Boudicca, les avait appelés sa meilleure légion – puis rejoignirent Othon. Ce dernier les emmena en Italie ; ce qui mettait la légion et ses cohortes indigènes face à face lors des combats, si bien qu’à la première bataille de Bedriacum…
Canidius laissa misérablement mourir sa phrase. Voyant qu’il tentait d’éluder le sujet, je me lançai tête baissée :
— Que la Quatorzième Gemina ait oui ou non pris part aux combats à Bedriacum est sujet à caution. Plutôt que d’admettre qu’ils avaient été battus, les soldats prétendirent qu’ils n’y étaient pas !
Vespasien grommela entre ses dents. Sans doute se disait-il qu’il ne s’agissait là que d’une excuse de la part des hommes de la Quatorzième.
Canidius repartit de plus belle :
— Après le suicide d’Othon, Vitellius réunit la légion et ses unités de réserve. Il y eut quelques frictions, précisa l’archiviste avec une curieuse prudence.
Il ne comprenait pas très bien ce que l’empereur voulait entendre.
— Tu omets les détails pittoresques ! coupai-je. Parle franchement ! À partir de là, l’histoire de la Quatorzième fut émaillée de bagarres et d’échauffourées générales entre les légionnaires et leurs Bataves, au cours desquelles ils incendièrent Augusta Taurinorum…
Cet incident de Turin constituait le principal point d’interrogation quant à la discipline de la Quatorzième Gemina.
Avec la prudence que lui inspirait ce délicat sujet, Canidius se dépêcha de conclure :
— Vitellius donna l’ordre à la Quatorzième de regagner l’Île de Bretagne, et adjoignit les huit
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