Voyage en Germanie
qu’au fin fond des bois noirs de la Germanie inconquise, armes brisées et autres butins étaient encore éparpillés au milieu d’ossements romains sans sépulture.
Les soldats d’aujourd’hui achèteraient, eux, ces résidus décatis. Les gars des armées adorent les souvenirs chargés d’effluves de prouesses viriles accomplies en des lieux dangereux. Plus c’est macabre, mieux ça vaut. Si Dubnus avait réellement découvert l’emplacement de la bataille de jadis, il devait faire son beurre.
J’éludai le sujet en le sondant pour mes propres fins.
— Alors, comme ça, tu franchis le fleuve ? Tu vas dans le nord ?
Il haussa les épaules. Le commerce pousse à la témérité. En tout cas, la Germanie libre n’avait jamais été une zone interdite dans le cadre des échanges de ce type.
— Jusqu’où t’emmènent tes expéditions ? Il t’est déjà arrivé de tomber sur la célèbre prophétesse ?
— Quelle prophétesse ?
Il jouait les abrutis. Je tâchai de ne pas avoir l’air trop intéressé, pour éviter de me retrouver précédé de rumeurs concernant ma mission.
— Il y a donc plus d’une sinistre vieille fille qui exerce son influence sur les tribus ? Je parle de la prêtresse sanguinaire des Bructères.
— Ah ! Veleda, fit Dubnus avec un rictus méprisant.
— Tu l’as déjà vue ?
— Personne ne la voit.
— Pourquoi ça ?
— Elle vit au sommet d’une haute tour dans un endroit reculé au beau milieu de la forêt. Elle ne reçoit jamais personne.
— Depuis quand les prophètes sont-ils aussi timides ? (Bien ma chance : une cinglée.) Je ne me figurais pas qu’elle avait un bureau tout marbre avec une secrétaire de cabinet qui sert du thé à la menthe aux visiteurs, mais comment communique-t-elle ?
— Les hommes de sa famille acheminent ses messages.
À en juger d’après l’impact qu’avait eu Veleda sur les événements internationaux, ses oncles et frères devaient avoir usé leurs semelles jusqu’à la corde à galoper dans les bois. Voilà qui ôtait tout mystère à son isolement.
La mine du barbier s’était faite intriguée.
— Veleda fait partie de ta mission ? souffla-t-il à mi-voix.
Sa candeur benête commençait à me navrer tel un point de côté lorsqu’on est poursuivi par un taureau en furie.
— Les femmes, je m’en débrouille. Mais les druides, je ne fais pas !
C’était une citation. Nous étions deux à le savoir, mais le pauvre Xanthus, lui, eut l’air impressionné.
Il fallait que j’agisse vite. Notre chaland approchait du grand pont de Moguntiacum : nous allions bientôt être à quai. Je dardai un regard pensif au colporteur.
— Si quelqu’un voulait se mettre en contact avec Veleda, ce serait possible de faire acheminer un message jusqu’à cette tour dont tu parlais ?
— Ça se pourrait.
Dubnus eut l’air inquiet de cette remarque. Je lui donnai clairement à comprendre que je détenais quelque pouvoir, et l’invitai à ne pas quitter la ville.
Le colporteur prit l’air de qui s’en ira quand bon lui semble, et sans m’en avertir.
Troisième partie
Legio XIV Gemina Martia Victrix
Moguntiacum, Germanie supérieure, octobre, 71 ap. J.-C.
« … et par-dessus tout la Quatorzième, dont les hommes se couvrirent de gloire en écrasant la révolte de Bretagne. »
Tacite, Histoires
16
Moguntiacum. Un pont. Un poste de péage. Une colonne. Un fouillis de cahutes civiles, quelques belles résidences appartenant aux négociants en laine ou en vin de la région. Le tout, au pied de l’un des plus grands forts de l’Empire.
La garnison était implantée juste en aval de la jonction du Rhenus et du Moenus. Le pont, qui reliait la rive romaine du Rhenus et les cahutes et quais de la rive opposée, était équipé d’éperons de pierre destinés à rompre le courant, et d’un tablier de bois. Le poste de péage, construction provisoire, allait bientôt être remplacé par un énorme bureau de douane implanté à Colonia Agrippinensium – Vespasien était fils de collecteur d’impôts ; en tant qu’empereur, cela influençait son point de vue. La colonne avait été érigée à l’époque de Néron, en un grandiose hommage à Jupiter. Le gigantesque fort proclamait que Rome ne lésinait pas, dans la région, mais que nous tâchions par là d’impressionner les tribus ou de nous auto-persuader restait sujet à caution.
Une première déception m’attendait d’entrée de jeu.
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