Voyage en Germanie
J’avais expliqué à Xanthus qu’il pourrait s’occuper en montant boutique avec ses rasoirs parmi les canabae. Les installations militaires engendrent, pour la plupart, une prolifération d’échoppes, une frange de bidonvilles massée au pied des murs et proposant aux soldats en permission des distractions d’une teneur généralement sordide. Ces échoppes font florès dès lors que des établissements de bains sont construits hors les murs de la forteresse pour parer aux risques d’incendie, après quoi boulangeries, bordels, barbiers et bijouteries se développent rapidement – avec ou sans patente. Viennent alors les inévitables crampons vivant dans le sillage des armées, puis les familles officieuses des soldats, et bientôt, les quartiers implantés hors les murs se muent en bourg civil.
À Moguntiacum, il n’y avait pas d’échoppes.
Ce fut un choc. On en distinguait l’emplacement initial, dont elles avaient toutes été nettoyées. L’opération avait dû être preste et radicale. Un monceau de volets défoncés et de piquets d’auvents en bois se dressait encore, non loin de là. À présent, une étendue de sol nu entourait le fort, constituant un large terre-plein défendable d’où les murs de torchis se dressaient en un à-pic d’une bonne cinquantaine de mètres jusqu’aux tours de guet et chemin de ronde. Au nombre des défenses visibles, je repérai un fossé punique de plus qu’à l’ordinaire, et, à mi-profondeur de l’espace dénudé, un groupe de corvée était en train de mettre en place ce que les légionnaires appellent des trous-de-loups : de profondes fosses creusées en quinconce, tapissées de pieux acérés puis recouvertes de branchages pour en dissimuler l’emplacement – dispositif férocement dissuasif durant les attaques.
Les civils avaient été refoulés loin en deçà du fossé extérieur, et bien qu’une année se soit écoulée depuis la révolte de Civilis, aucun retour n’était autorisé. L’impression d’ensemble était aride. Et voulue comme telle.
Au fort à proprement parler, au lieu de l’habituelle atmosphère organisée mais bon enfant qui entoure une armée en temps de paix, nous comprîmes bien vite que ces légionnaires-là ne se mêlaient guère de tenir leur place dans la vie civile. Les rares gestes qu’ils faisaient vis-à-vis des habitants de l’endroit étaient obscènes.
Le barbier et moi étions recensés en tant qu’indigènes jusqu’à ce que nous soyons en mesure de prouver le contraire. Quand nous nous présentâmes devant la porte prétorienne, Xanthus lui-même cessa de jacasser. Il fallut laisser nos montures sur place. Pas question de dérider les sentinelles de la salle de garde, confites dans l’ennui : on nous fit attendre dans la pièce carrée située entre les deux portes du double rempart, et il apparut clairement que si notre explication ne corroborait pas les documents présentés, nous finirions dos au mur, une pointe de javelot de vingt centimètres contre la poitrine, à subir une fouille corporelle vigoureuse.
L’atmosphère ambiante m’inquiéta. J’y flairais quelque chose qui me rappela la Bretagne après l’histoire de Boudicca ; quelque chose que j’avais tâché d’oublier.
On finit toutefois par nous faire entrer. Le document que m’avait délivré l’empereur suscita de la méfiance, mais remplit son office. On nous reluqua, enregistra, donna l’ordre de nous rendre directement au principia , l’état-major, puis on nous autorisa à franchir le rempart intérieur.
Pour ma part, je m’attendais à la taille et aux dimensions de la gigantesque enceinte, mais bien qu’il soit né et ait été élevé dans les couloirs labyrinthiques de la cour romaine impériale, Xanthus n’était pas préparé à un tel spectacle. Moguntiacum était un fort permanent, et double, qui plus est. Deux légions y étaient stationnées, on y trouvait pratiquement tout par deux. C’était une cité militaire. Douze mille hommes s’y entassaient, avec entrepôts, forges, greniers en quantités suffisantes pour soutenir des mois de siège – quoique ça n’ait guère fonctionné dans le cas des pauvres diables attaqués par les rebelles à Vetera. À l’intérieur de la forteresse, les deux légats devaient occuper des petits palais conçus pour refléter le prestige et le statut diplomatique de leur occupant ; le personnel domestique alloué aux douze jeunes tribuns militaires qui les
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