1914 - Une guerre par accident
trompaient guère.
En son palais, Guillaume avait discuté brièvement de la
situation avec Bethmann-Hollweg, Jagow et Zimmermann. Il n’avait pas manqué de
moquer le teint cadavérique de son chancelier. Gottlieb von Jagow, lui, ne
se portait pas si mal pour un jeune marié.
Le Kaiser fit introduire les militaires. L’amiral Georg von Müller,
son aide de camp, en premier. Puis l’amiral von Tirpitz, barbe en pointe
agressive, dépité que la marine se trouve, en un tel jour, reléguée au second
plan. Enfin von Falkenhayn, le ministre de la Guerre dont l’élégance
austère n’était jamais prise en défaut, et von Moltke.
Depuis huit ans, Helmuth Johannes Ludwig von Moltke
dirigeait l’état-major militaire et certains avaient encore du mal à s’en
convaincre. Derrière son dos, on médisait volontiers et on se demandait crûment
s’il avait vraiment la carrure pour occuper une si éminente fonction. Était-ce
parce qu’il affichait un goût prononcé pour la théosophie ou parce qu’il
passait ses loisirs à jouer du violoncelle ?
En fait, ce Mecklembourgeois corpulent de soixante-six ans
souffrait d’un handicap presque rédhibitoire : être le petit-neveu de
Helmuth Karl Bernhard von Moltke, Moltke le Grand, Moltke l’Ancien.
Le « penseur des batailles », vainqueur de Sadowa et de Sedan. Celui
qui, aux côtés de Bismarck, avait fondé le II e Reich. Le neveu
traînait cette glorieuse hérédité comme un fardeau qu’il supportait tant bien
que mal. Ce n’était pas pour rien qu’on le surnommait « traurige Julius »,
version allemande de Jean-qui-pleure. Lui-même finissait par l’admettre :
— Je suis trop scrupuleux. J’ai le sang trop lourd et
je ne peux pas tout risquer en une seule décision, comme mon oncle ou le Grand
Frédéric [274] .
Helmuth von Moltke n’avait pas la mentalité d’un
vainqueur comme son grand-oncle et Guillaume II en était profondément
agacé. Au jeu des comparaisons, l’empereur n’était pas non plus des mieux
placés. Si Moltke le jeune était loin de valoir Moltke l’ancien, Guillaume le
jeune, lui, n’était pas près d’arriver à la cheville de Guillaume I er ,
son grand-père…
Plusieurs fois, dans le passé, Moltke avait confié en toute
honnêteté ses doutes au Kaiser. Ce dernier n’avait d’ailleurs pas contribué à
le rassurer :
— Vous pourrez très bien effectuer le travail en temps
de paix. En temps de guerre, je serai mon propre chef d’état-major [275] …
La réunion s’anima. Le Kaiser venait juste de signer l’ordre
de mobilisation générale de l’armée lorsqu’on lui remit un télégramme en
provenance de Lichnowsky à Londres. La Wilhelmstrasse l’avait fait suivre en
urgence absolue au palais impérial. Ce que disait Lichnowsky était proprement
sensationnel. Selon lui, le gouvernement anglais serait prêt à se porter garant
de la neutralité de la France. Dans ces conditions, l’ultimatum à Paris n’avait
plus de raison d’être. C’était, en tout cas, l’opinion du Kaiser qui avait
bondi de son fauteuil et sautait sur ses pieds, visiblement soulagé.
Jagow ne semblait pas convaincu :
— Il nous faudrait confirmer cette information par
Goschen.
Le Kaiser refusa de prêter attention au secrétaire d’État.
Il détestait les rabat-joie.
— Lichnowsky tient sûrement son information de Grey. Je
savais que Georgie respecterait sa parole. Messieurs, cela mérite du champagne [276] !
Et Guillaume de se tourner vers Moltke qui n’avait pas
bronché.
— Il faut que nous arrêtions provisoirement nos
préparatifs vers l’ouest.
Le chef d’état-major sentit tout à coup qu’il allait se
trouver mal. Trois jours de travail intensif et trois nuits de veille l’avaient
vidé de ses forces. Sur ses épaules reposait toute l’organisation d’une
mobilisation d’autant plus compliquée qu’elle concernait deux fronts
géographiquement opposés. Il en était le chef d’orchestre minutieux. Ce n’était
pas une mince affaire de gérer une noria de près de onze mille trains censés
transporter une armée de quelque quatre millions de soldats. Avec, en prime,
l’objectif impérieux de s’emparer de Paris en moins de six semaines tout en
contenant les Russes à l’est. Ou encore, comme le disait le Kaiser :
déjeuner à Paris, dîner à Saint-Pétersbourg !
Face à l’énormité de l’instruction impériale, Moltke ne put
qu’entrouvrir la bouche sans
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