1914 - Une guerre par accident
l’indignation.
*
Raymond Poincaré avait encore sur sa table de travail le
double du message de sympathie qu’il avait fait expédier, tard la veille, à
l’amiral Louis Jaurès. Il avait aussi fait porter une lettre personnelle à la
veuve du tribun socialiste assassiné. Il y écrivait : « Jaurès avait
souvent été mon adversaire ; mais j’avais une grande admiration pour son
talent et son caractère, et à une heure où l’union nationale était plus
nécessaire que jamais, je tiens à vous exprimer les sentiments que j’avais pour
lui [285] . »
Au-delà du coup de chapeau chevaleresque à l’adversaire
politique disparu, Poincaré n’en était pas moins soulagé. Tragiquement privés
de leur chef, les socialistes se montreraient sans doute plus accommodants.
Sur le bureau présidentiel, dans un parapheur de cuir vert
bronze se trouvait le décret que Poincaré avait eu le temps de signer la
veille, entre deux Conseils des ministres. Il concernait l’élévation dans
l’ordre de la Légion d’honneur d’un certain Zacharias Basileos Zarapoulos. Ce
nom ne disait pas grand-chose au commun des mortels. Il désignait pourtant un
puissant parmi les puissants, tout particulièrement à l’heure où les canons
s’apprêtaient à tonner. Dans le milieu très fermé des marchands d’armes, chacun
connaissait ou avait entendu parler de Basil Zaharoff.
Né d’une famille grecque établie à Constantinople, l’homme
avait la soixantaine élégante mais discrète. On le disait prince du mystère,
d’autres voyaient en lui un maître dans l’art de la corruption. La chose est
bien connue, on ne prête qu’aux riches. En l’espèce, chacun avait un peu
raison.
Zaharoff-Zarapoulos n’était pas même âgé de vingt-deux ans
lorsqu’il vendit son premier sous-marin au gouvernement grec. L’article était
d’une qualité plutôt douteuse mais il était parvenu à convaincre les Grecs en
leur faisant consentir des facilités de paiement. Il eut le réflexe de faire
prévenir Constantinople de la transaction. Aussitôt les Turcs se portèrent
acquéreurs de deux sous-marins d’un modèle identique. Là-dessus, les Russes en
eurent vent. Zaharoff n’avait pas manqué de leur expliquer les dangers pour la roudina (patrie) de tels engins turcs flottant – entre deux eaux, qui plus
est ! – en mer Noire. Les Russes se firent livrer à leur tour deux
sous-marins.
Naturellement, personne ne verrait jamais un de ces
sous-marins au cours d’une bataille navale. Mais la réputation de Basil
Zaharoff était faite. D’employé obscur, il devint le spécialiste de la
commission et du pourcentage. Un peu l’homologue pour les armements de ce que
Calouste Sarkis Gulbenkian était pour le pétrole. Il finit par s’associer avec
son riche employeur, le fabricant d’armes Thorsten Nordenfelt. Il y avait déjà
bien longtemps qu’il ne se souvenait plus de l’enfant des rues qu’il avait été
trente-cinq ans plus tôt, dans le quartier pauvre de Tatavla, non loin de
Galata et de la Corne d’Or. L’apogée de cette ascension exceptionnelle devait
se situer en 1897, lorsque Zaharoff fit son entrée au conseil
d’administration de Vickers, le géant anglais de l’armement dont il détenait
déjà un portefeuille d’actions confortable.
Déjà opulent, Zaharoff devint une légende sulfureuse. En
1905, on raconta qu’il avait joué la carte japonaise contre les Russes qu’il
haïssait viscéralement. Il aurait été jusqu’à verser des pots-de-vin
astronomiques à plusieurs amiraux nippons pour emporter des marchés juteux.
Personne n’en avait la preuve certaine mais la chose était plausible. À peu
près au même moment d’ailleurs, le banquier américain Jacob Schiff n’avait pas
hésité, par détestation pour la Russie antisémite, à en faire autant en
autorisant sa banque, Kuhn, Loeb & Co, à prêter plus de 200 millions
de dollars à l’armée de l’Empire du Soleil levant.
La course aux armements des premières années du nouveau
siècle profita en grande partie à Zaharoff. Celui-ci créa un gigantesque complexe
industriel en Russie, à Tsaritsin. En Allemagne, il arrosa généreusement
certains députés du Reichstag pendant le vote des lois militaires. En France,
il racheta l’Union parisienne des banques, dont on savait qu’elle avait partie
liée à l’industrie lourde. De la sorte, Zaharoff était à même de contrôler les
arrangements financiers relatifs aux
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