1914 - Une guerre par accident
paraissait
tactiquement judicieuse. Quelques-uns pourtant ne partageaient pas ce point de
vue, Clemenceau en tête. Quatre jours plus tôt, Malvy s’était déplacé jusque
chez lui pour le consulter. L’ancien briseur de grèves n’avait pas mâché ses
mots :
— Mon ami, vous seriez le dernier des criminels si vous
ne sortiez à l’instant de mon bureau pour signer l’ordre me mettant en état
d’arrestation [331] !
Clemenceau était un inconditionnel du carnet B. En
1886, il avait soutenu sa création par le général Boulanger. À l’époque, il
s’agissait uniquement de répertorier les gens soupçonnés de se livrer à des
activités d’espionnage. Une vingtaine d’années plus tard, Clemenceau, qui était
alors aux affaires, avait étendu le carnet B à tous les individus susceptibles
de troubler l’ordre public : les anarchistes et les antimilitaristes tout
particulièrement. En août 1914, le fameux carnet B ne listait pas moins de
2 481 noms.
Député du Lot, Malvy n’avait pas une bonne image dans les
milieux politiques. On le tenait pour un arriviste de la pire espèce. On le
soupçonnait d’avoir épousé Louise de Verninac, d’une noblesse provinciale
influente, parce que son père était vice-président du Sénat. Les services de
renseignements étaient convaincus que Malvy entretenait une liaison régulière
avec une certaine Hélène Berry, comédienne de son état. Bien sûr, il n’était
pas le seul homme politique dans ce cas. On se disait pourtant que cela faisait
un peu désordre de la part du locataire de la place Beauvau.
Berlin, 3 août, 14 h 00
À Königsplatz, dans le bâtiment de briques rouges attenant
au monument en l’honneur de Bismarck, l’état-major dressait le bilan des
premières opérations militaires. Sur les cartes murales, l’ensemble du
territoire luxembourgeois était déjà parsemé de petits drapeaux frappés à
l’emblème de la Croix de Fer représentant la progression des armées du Reich.
Les dernières informations faisaient état du franchissement de la frontière
belge par les troupes allemandes. D’autres petits drapeaux seraient bientôt
plantés.
Dehors, dans les allées ombragées menant au palais impérial
comme sur Unter den Linden, le halo de clameurs enflait d’heure en heure. On
brandissait la dernière édition du Berliner Nachtkurier dont les titres
virils barraient toute la une. Sur la Potsdamer Platz, un régiment de uhlans
chantait fièrement In der Heimat . Sur la Siegesalle, à travers le
Tiergarten, la foule s’égosillait : « Nach Paris ! Auf
wiedersehen auf dem Boulevard ! » L’euphorie se fait volontiers
contagieuse quand elle s’empare de la multitude. Un diplomate de la
Wilhelmstrasse commenta, avec un rien de cynisme :
— Cela ne fait pas de mal que le peuple ait aussi sa petite
part de soucis [332] …
Même les élites se prêtaient au jeu et participaient à
l’engouement patriotique. Au Café Kühlemann, sur la Potsdamerstrasse, des
journalistes, des écrivains, des artistes multipliaient les libelles
patriotiques enflammés. Décidément, l’établissement méritait bien son surnom de
« Cafe Hourra » dont on le gratifiait depuis qu’il s’était débarrassé
de ses tendances gauchisantes.
Au même moment, dans la solitude de son cabinet de travail,
Maximilien Harden s’abandonnait à son pessimisme d’homme de presse :
« En cet été, le destin devient la réalité. »
Il revenait au Reichstag de sanctionner solennellement la
fin de l’état de paix par le vote des crédits de guerre. Il y a seulement
quelques jours, on aurait appréhendé à la Chancellerie le verdict des
parlementaires. Nul n’ignorait la puissance du groupe des sociaux-démocrates,
fort de ses 110 députés, de son électorat de
4 250 000 suffrages et de sa position hégémonique sur la gauche
européenne. Ce SPD était par vocation pacifiste et partisan de la grève
générale. Or, les choses avaient bien changé depuis la mort d’August Bebel et,
plus encore, au cours de ces dernières semaines.
En ce 3 août, les dirigeants sociaux-démocrates étaient
divisés sur les crédits de guerre comme ils l’avaient rarement été dans le
passé. Un premier vote indicatif du groupe avait donné 78 voix pour et 14
contre. Parmi les minoritaires on comptait des leaders comme Wilhelm
Liebknecht, l’un des grands fondateurs charismatiques du parti, Hugo Haase,
président du groupe parlementaire,
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