1914 - Une guerre par accident
nationalistes. La
partie était loin d’être jouée d’avance.
Dans cette salle étriquée des Communes chargée d’émotion et
d’histoire, l’atmosphère devenait électrique. Quel que soit leur bord
politique, les députés savaient que cette séance serait exceptionnelle. D’une
heure à l’autre, les nouvelles se faisaient plus dramatiques. Dans la matinée,
les députés avaient appris l’entrée des troupes allemandes en Belgique.
Cet après-midi, on dut rajouter des chaises pour les
parlementaires qui ne siégeaient qu’exceptionnellement dans leur totalité. Cela
ne s’était plus vu depuis que Gladstone avait présenté pour la seconde fois son
projet de loi sur le Home Rule . C’était le 13 février 1893…
Après les prières du chapelain, au moment même où débutait
la séance, on transmit un billet à James William Lowther, speaker de la
Chambre. Celui-ci en donna aussitôt lecture aux députés : face à
l’invasion allemande, le roi Albert de Belgique appelait officiellement
l’Angleterre à l’aide. La stupeur envahit les travées.
Il était trois heures et demie passées lorsque Edward Grey,
blanc comme un linge, se leva du banc du gouvernement. Il y avait comme une
légère nuance d’inquiétude dans le regard d’Asquith. Fatigué, vieilli, Lloyd
George restait sur son quant-à-soi. En pleine forme, rajeuni, Churchill
paraissait, lui, plus combatif que jamais. Ah ! S’il avait pu le délivrer
lui-même, ce discours !
Les députés n’eurent pas à le regretter tant l’exposé de
Grey leur apparut clair, mesuré et honnête. Compte tenu des circonstances, il
n’était plus question de louvoyer. Face au chef de la diplomatie siégeaient des
élus responsables et honorables, fussent-ils des opposants déterminés comme
Ramsay MacDonald.
Grey reconnut sobrement l’échec des tentatives diplomatiques
menées par Londres. Il décrivit à leur intention la lettre et l’esprit des
accords passés avec la France, allant jusqu’à leur donner lecture des lettres
échangées avec Paul Cambon en novembre 1912. Les députés apprirent ainsi
l’existence de ces correspondances demeurées longtemps « Secret
d’État ». Brefs murmures dans les travées, vite contenus.
Chaque membre de la Chambre basse se sentit personnellement
concerné lorsque Grey poursuivit sans la moindre recherche oratoire :
— L’honneur de la France est engagé dans cette crise et
c’est uniquement ce qui l’a entraînée dans le conflit à la suite de son alliée.
L’amitié qui nous lie à elle est déjà longue. Jusqu’à quel point l’amitié
entraîne-t-elle des devoirs ? C’est ce que chacun doit demander à son
propre cœur et c’est d’après ses sentiments qu’il doit estimer jusqu’où vont
ses engagements [336] .
Sir Edward ne cacha pas qu’il avait fait la promesse
aux Français de protéger leurs côtes du nord s’ils étaient attaqués. Il pouvait
se le permettre. Fin politique, il sentait bien qu’il était en train de rallier
le Parlement à sa cause. Il lui restait encore à abattre sa carte
maîtresse : la Belgique. Travaillistes, conservateurs ou libéraux, les
députés étaient déjà sous le choc. Ils ne purent qu’être sensibles à
l’argumentation du ministre :
— Il ne nous est pas possible de concevoir moins
sérieusement nos obligations que M. Gladstone ne l’a fait en 1870 [337] .
Avec tact et doigté, Grey entraînait les députés sur la voie
de l’intervention. Il le faisait contre le programme du parti libéral, son
propre parti, et contre son hostilité intime à la guerre. Il épura son
raisonnement de toute considération superflue. Il se retint d’évoquer avec
grandiloquence le caractère sacré des traités. Dans sa péroraison, il alla
droit à l’essentiel en soulignant les intérêts de l’Empire britannique :
— Si nous restons à l’écart, ce que nous aurons
économisé en forces à la fin de la guerre compensera-t-il ce que nous aurons
perdu en considération ? De toute façon, nous aurons à souffrir
effroyablement de cette guerre, quelle que soit notre position [338] …
En repliant les feuillets de son discours, Edward Grey
embrassa d’un ultime regard la salle des Communes. Il venait de prononcer le
discours le plus accompli de toute sa carrière, un discours aussitôt salué
d’« historique » par les chroniqueurs. Nul défi ou triomphalisme dans
le regard du ministre, simplement le sentiment du
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