1914 - Une guerre par accident
devoir accompli. Un devoir
douloureux et même, en cet instant, tragique.
Dans les rangs, les libéraux conservèrent un silence gêné
tandis que les travaillistes se tinrent coi. À quelques rangs de là, les
conservateurs applaudirent bruyamment le secrétaire au Foreign Office.
L’horloge marquait 16 h 35.
À la sortie des Communes, après l’avoir congratulé,
Churchill prit à part son collègue :
— Et maintenant ?
Grey le fixa calmement :
— Maintenant, cher Winston, c’est notre tour d’adresser
un ultimatum à Berlin [339] …
Churchill constata avec satisfaction que Grey avait repris
des couleurs. Il rallia dare-dare l’Amirauté, aboya quelques ordres. Puis il
s’empara d’un énorme havane et se laissa glisser dans un fauteuil, les yeux
mi-clos. Une heure plus tard, il expédierait un message à Asquith et Grey leur
demandant l’autorisation de mettre en œuvre le plan anglo-français pour
défendre la Manche. L’expérience aidant, il avait trouvé la formule épistolaire
imparable pour parvenir à ses fins : « À moins que vous ne me le
défendiez expressément, je prendrai toutes les dispositions en ce sens [340] … »
*
La City n’avait pas attendu la fin du discours de Grey.
C’était inutile. L’inquiétude se mua instantanément en peur incontrôlée. Qui
aurait pu penser, en cet instant de vérité, que la haute finance et le monde
des affaires souhaitaient la guerre ?
La tempête déferla sur les milieux financiers londoniens,
faisant chuter spontanément les cours très en deçà des seuils d’alerte. D’une
minute à l’autre, le Stock Exchange, qu’on avait rouvert entre-temps, fut pris
de panique. Il devint bientôt impossible de négocier des titres ou des actions.
Les responsables boursiers durent se résoudre à faire suspendre les cotations.
Une heure plus tard, on ne pourrait même plus encaisser un chèque. À la Bourse
de Londres, on enregistra ce jour-là sept malaises cardiaques. Pour les hommes
de finance, il n’est pas rare que la peur précède le son du canon.
Vienne, 3 août, 16 h 15
Au Ballplatz, assez étrangement, la fièvre de ces derniers
jours paraissait tiédir. Comme si, tout à coup, on prenait conscience d’une
énorme bêtise. Quel besoin avait-on eu de monter aux extrêmes alors que
l’humiliation de la Serbie était quasiment acquise avec la bénédiction du
concert européen ?
Le comte Berchtold se donnait désormais des allures de
Metternich. Il avait tout fait pour attirer l’Allemagne dans sa nasse
belliciste. Il avait rusé, atermoyé, menti, dissimulé. Et maintenant que le
Reich avait officiellement déclaré la guerre à la Russie, le ministre
autrichien se disait qu’il lui restait peut-être encore une petite marge de
manœuvre.
Non sans cynisme, Berchtold en arrivait à penser que cette
guerre, il était encore possible de l’épargner à l’Autriche. Ne venait-il pas
de faire savoir discrètement à Petrograd qu’il ne serait pas hostile à
l’ouverture de « conversations » ? Déjà, les premiers coups de
canon avaient été échangés de chaque côté de la frontière austro-russe. Que ne
s’y était-il pas résolu, quelques jours auparavant, lorsque Grey et son
ambassadeur à Vienne sir Maurice de Bunsen le lui avaient suggéré !
Berchtold était à l’évidence un homme compliqué et retors.
Quant à le comparer à l’homme du Congrès de Vienne, c’était aller un peu vite
en besogne.
Du côté russe, Sazonov y entrevit surtout une aubaine :
la possibilité d’enfoncer un coin dans la solidarité hésitante entre Vienne et
Berlin. L’ambassadeur du tsar à Vienne lui avait rapporté les propos plutôt
rassurants que venait de lui tenir le comte qui se plaignait des intentions
belliqueuses de l’Allemagne. À le suivre, il aurait bel et bien été entraîné dans
la guerre par le Kaiser ! Et de conclure :
— En réalité, il n’y a entre nous qu’un immense
malentendu [341] …
À Berlin, cela faisait déjà longtemps que le comportement
imprévisible de Berchtold n’amusait plus Jagow ou Bethmann-Hollweg. À ces
derniers, l’amiral Tirpitz venait de faire passer un message aigre-doux :
« Peut-être avons-nous oublié de demander à l’Autriche si elle voulait
combattre avec nous contre la Russie… » L’allusion perfide s’adressait
exclusivement à Jagow que le Grand Amiral détestait. Un jour, ce dernier avait
dit de lui que son apparence était tellement
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