1914 - Une guerre par accident
aurait tout le temps d’y songer plus tard.
Le train présidentiel ne put poursuivre très loin. Cinquante
kilomètres plus tard, il s’arrêta dans un village désert, quasiment en rase
campagne. On tendit à Pasic un télégramme. Le prince héritier lui ordonnait de
rentrer immédiatement à Belgrade. Plus question de continuer vers le sud et sa
mer enchanteresse. Le chef du gouvernement se résigna à rebrousser chemin. À
cinq heures du matin le lendemain, il retrouvait la capitale et ses soucis.
Comment aurait-il pu se douter qu’il n’avait pas été le seul à avoir connu une
soirée agitée ?
Saint-Pétersbourg, 23 juillet, 23 h 15
Le voyage officiel en Russie du président de la République
française s’achevait. Perdant la maîtrise de ses nerfs, René Viviani n’avait
cessé de rouspéter et de proférer des jurons. Son état avait fini par inquiéter
jusqu’à ses hôtes russes. Chacun avait pu remarquer, lors d’un entretien
officiel, qu’il ne répondait même pas aux questions que lui posait le
tsar.
Pour Viviani, il n’y avait que de mauvais coups à prendre
dans cette affaire. Ses amis politiques à la Chambre l’accusaient d’être
inféodé au tsarisme. Et encore ne savaient-ils pas qu’il avait effectué la
visite de la forteresse Pierre-et-Paul sous la protection d’un détachement de
cosaques ! Si seulement ils avaient appris qu’au même moment, plus de
quatre-vingt mille ouvriers grévistes manifestaient dans le quartier de Vyborg
où avaient été dressées des barricades !
La Russie était-elle vraiment fiable sur le plan
militaire ? Les parades impeccables dont on avait gratifié les invités
français pouvaient bien impressionner les états-majors. Elles n’avaient pas
convaincu le politicien terre à terre qu’était Viviani. Il était trop roublard
pour se laisser circonvenir de la sorte. Lorsqu’on lui avait appris qu’il
faudrait au bas mot vingt-cinq jours, après l’entrée en guerre, pour que
l’armée russe se mette en mouvement, il avait pris un air épouvanté :
— Nom de Dieu ! Vous verrez que les Allemands
seront à Saint-Quentin avant que le canon ait tonné sur les bords de la Vistule [129] !
Pour être moins abrupt de langage que son homologue
français, Serguei Sazonov n’était pas non plus fâché que s’achève cette visite
officielle. Trois jours et demi seulement mais trois jours et demi de trop, à
ses yeux. Peut-être aurait-il trouvé quelque réconfort dans les dernières
paroles en privé du président Poincaré à son ambassadeur Paléologue :
— Je compte sur vous, mon cher, pour entretenir la
flamme de l’entente franco-russe et soutenir nos amis. Il nous faut engranger
les dividendes de cette visite [130] .
Il n’empêche. Tout comme Poincaré, Sazonov avait un mauvais
pressentiment depuis l’incident Szapary de la veille. Comme il rentrait chez
lui après avoir raccompagné à Cronstadt ses illustres visiteurs sous une pluie
battante, il changea brusquement d’avis. Il ordonna à son chauffeur de le
conduire à son bureau, au ministère des Affaires étrangères. Il était encore en
habit de cérémonie, avec cordon et décorations.
Dans les couloirs du ministère, un préposé du chiffre
accourut à sa rencontre et lui tendit une dépêche barrée en rouge de la mention
« Urgent et hautement confidentiel ». Sazonov blêmit en parcourant
cette dépêche en provenance de Belgrade.
Il était déjà minuit et demi passé à Saint-Pétersbourg.
Rome, 24 juillet
Au cœur d’un jardin en terrasses nimbé d’effluves de
citronniers, de lauriers ou de lis d’eau, la villa Malta était un petit paradis
terrestre. Tout y évoquait la beauté et la sérénité. Les pins, les cyprès et
les orangers odorants au sombre feuillage lui composaient une protection
impénétrable, à l’abri des regards. Le moindre des attraits de cette demeure
d’exception n’était pas la vue somptueuse en surplomb qu’on y avait de la Ville
éternelle.
Ce n’était pas pour rien que le site était chargé
d’histoire. Bâtie sur l’emplacement des jardins Lucullus, la villa passait pour
avoir été le théâtre des débauches de la scandaleuse Messaline. Des siècles
plus tard, elle avait été acquise par l’ordre de Malte avant d’appartenir à
Louis de Bavière, qui en avait fait son Sans Souci en y accueillant artistes et
gens de lettres.
La villa Malta était aujourd’hui la demeure du
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