22 novembre 1963
toujours la honte et la mort à ces corbeaux croassants qui viennent souiller notre terre ! Ô mes yeux, mes yeux ; que je frappe toujours mes plaies, pour en faire couler le sang, puisque je n’ai plus de larmes !
L’homme assis sur le talus se balançait de droite à gauche, comme ivre, et se griffait les joues de ses mains. Car sa faim mal apaisée, après l’avoir rendu exigeant et geignard comme un enfant, lui tournait à présent la tête et l’excitait. Et ses lamentations, du chant monotone passaient au cri et ressemblaient à des hurlements de bête. Le vieil homme assis à côté de lui le prit par l’épaule et le secoua. « Assez ! dit-il, vous n’avez pas fini de hurler comme une femme ? Vous vous rendrez malade. Vous avez déjà le hoquet.
— Et qui es-tu, dit l’homme, pour me parler de cette façon ? Rends-moi mes yeux, et je me tairai. Rends-moi les yeux, autrement je ne me tairai jamais. Ô maudits, ô loups, que ma voix crie si fort que vous m’entendiez toujours. Que le diable votre père vous arrache toute la peau pouce par pouce ! Que je boive votre sang, maudits, que je mange votre viande, jamais plus je n’aurai faim après ! » Il laissa tomber sa tête sur ses coudes et se remit à se balancer et à se secouer de plus belle, jusqu’au vertige.
« Je te donnerai un coup sur la tête si tu continues, vieux, dit Ansiau. Finis de me casser les oreilles.
— Chien ! cria l’autre, tue-moi, j’aime mieux ça. Tu ne ferais pas autant le fier si tu étais sans yeux comme moi.
— Je suis sans yeux aussi, dit le vieillard. Je suis aveugle. »
L’homme tressaillit et leva la tête, cherchant à tâtons le
visage de son compagnon. « Tu ne te moques pas de moi, vieux ? demanda-t-il d’une voix dure.
— Pourquoi voudrais-je me moquer ? Je voudrais bien pouvoir dire le contraire. »
L’homme trouva les mains d’Ansiau et les serra dans les siennes.
« Alors ils t’ont crevé les yeux à toi aussi ? Frère ! Pardonne-moi. On ne sait plus à qui l’on parle maintenant.
— Mais non, dit le vieux, c’est après une blessure que c’est venu ; je n’ai qu’un œil crevé, et l’autre est mort. »
L’homme aux yeux crevés laissa retomber ses mains. « Ah !… dit-il, j’aurais dû y penser ; vous êtes du Nord, c’est vrai. » Et il se cacha de nouveau la tête dans ses mains, mais ne se lamenta plus.
Auberi et Riquet étaient partis à la recherche d’un hameau ou d’un château, ils étaient montés sur la crête du mont, et là le vent sifflait, les gros cailloux roulaient sous leurs pieds ; de l’autre côté la pente était si raide qu’elle donnait le vertige – en bas, les arbres poussaient dru, rien qui ressemblât à un sentier – au loin, dans la brume ensoleillée s’étendaient toujours les mêmes crêtes, pierreuses ou boisées ; vers l’est, assise dans le roc, une petite forteresse grise dressait deux tours carrées, une bannière y était plantée, un filet de fumée montait vers le ciel. « Au moins, ceux-là ont quelque chose à rôtir, dit Riquet en retenant ses cheveux, arrachés et tordus en tous sens par le vent. En contournant la crête on pourrait remonter le long de la vallée, mais avec ce gueux aux pieds enflés nous ne sommes pas près d’y arriver.
— Tu crois qu’il est hérétique pour de bon ? » demanda Auberi. Il s’étonnait de penser qu’un hérétique pouvait avoir faim, geindre, se lamenter comme un pauvre malheureux, ce n’était vraiment pas la peine de vendre son âme au diable pour en arriver là ; mais peut-être cet homme faisait-il exprès de cacher son pouvoir maléfique.
« Bien sûr, dit Riquet. Tu ne connais pas le pays. C’est plein de ces chiens-là. Le maître Pierre est trop simple, il ne veut pas voir le mal. Moi, je l’aurais pendu au premier chêne, cet oiseau-là. Il peut nous causer des ennuis. »
L’enfant s’amusait à faire rouler des pierres dans le fond du ravin, et à les regarder sauter et bondir sur la pente. Le vent hurlait, se déchirait contre les buissons de ronces, cassant les branches, battant les joues et les oreilles des deux jeunes gens, des vautours emportés dans la rafale battaient de leurs grandes ailes d’où les plumes volaient et montaient dans l’air, tourbillonnantes. Il fallait crier pour s’entendre. « Riquet ! — Quoi ?
— Riquet ! Riquet ! Écoute les fées des montagnes crier ! Tu les entends qui
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