4 000 ans de mystifications historiques
l’Église avec beaucoup de sagesse. Las ! Elle se serait laissé séduire par un homme, peut-être Lambert de Saxe, ambassadeur à Rome. Et, horribile dictu , elle aurait accouché dans la rue, en pleine procession pontificale. Mais un démoniaque ne l’avait-il pas prophétisé ?
Scandale et destitution de la papesse. Ce serait depuis lors que les cardinaux assoiraient les impétrants sur une chaise percée, par laquelle ils tâteraient ses génitoires. Puis ils se redresseraient et clameraient à leurs collègues : « Duas habet et bene pendentes . »
On s’étonne que le scénario n’ait pas été porté à l’écran.
Abrégeons le suspense. Il y a eu des papes très contestables, mais jamais de papesse. Cette mystification phénoménale mérite attention pour trois raisons : d’abord, l’Église elle-même y crut, au moins jusqu’au XIV e siècle ; ensuite, elle agita la chrétienté durant des siècles, opposant catholiques et protestants et ranimant des prophéties fumeuses sur la venue de l’Antéchrist ; enfin elle révèle la misogynie fondamentale de la chrétienté d’antan.
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La première mention connue de la papesse Jeanne se trouve dans un manuscrit du XII e siècle, une des copies du Liber Pontificalis ou Livre des papes , datant du IX e siècle ; la copie, elle, dite Manuscrit d’Anastase , date de 1142. Ces ouvrages étaient copiés par des moines pour la diffusion. À l’évidence, l’un d’eux, d’humeur facétieuse, inventa cette histoire, soit à des fins subversives soit pour le divertissement et l’inséra dans la liste des papes. Le nom du suspect est connu : ce serait Martin Polonius, pénitencier du pape Innocent IV et archevêque de Cosenza.
L’essentiel est que l’Église y crut et passa l’épisode sous silence, sans songer à vérifier l’histoire. Car il n’y a eu aucune césure entre les pontificats de Léon IV et de Benoît III. Mais le pouvoir de la parole écrite était égal sinon supérieur à celui de la parole imprimée après l’apparition de l’imprimerie : si c’était écrit, c’était vrai. Il survécut d’ailleurs longtemps comme l’indique l’imparable argument : « C’est dans le journal. »
L’Église avait d’autres raisons, aujourd’hui oubliées, de prêter foi à l’histoire : elle avait compté, dans les huit premiers siècles, des femmes prêtres. En attestent de nombreuses représentations de femmes en vêtements ecclésiastiques, avec la croix et l’encensoir, en France, en Italie, en Dalmatie (Codex 2058 de la Bibliothèque nationale de Paris, par exemple), ainsi que des inscriptions funéraires, des mosaïques et des fresques. L’une des preuves les plus saisissantes se trouve dans l’église Sainte-Praxédis, à Rome : horresco referens , c’est une mosaïque qui porte l’inscription Episcopus Theodora , « l’évêque Theodora ». Pour la hiérarchie de l’époque, il n’était pas impossible que l’une de ces femmes fût devenue cardinal, puis eût accédé au pontificat.
Pétrarque et Boccace se servirent de cet épisode, et il fut donc tacitement admis qu’il y avait eu une papesse Jeanne. La suite des péripéties était moins vérifiable. Une floraison d’écrits sur le personnage déferla en Europe occidentale, Histoire du pape Jean VIII qui fut une femme , Les Couches papales , Jean VIII Femin … Quelques illuminés avancèrent que le fils de la papesse, fruit d’une union diabolique, serait né en 857 et qu’il aurait été l’Antéchrist ; dans ce cas, il n’y a guère de raison de s’en inquiéter, ce fâcheux sera parti comme il était venu.
Certains auteurs émirent l’hypothèse que Jean VIII ne fut pas une femme, mais un homme homosexuel, d’où sa tolérance particulière envers les Grecs, théorie tellement absurde qu’elle n’appelle pas de commentaires. Toujours fut-il que l’affaire commençait alors à nuire au prestige du siège pontifical.
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Entre papes et antipapes, cette période de l’Église était non seulement troublée, mais pis, trouble. Tandis que les antipapes compromettaient l’autorité pontificale, ceux qui semblaient légitimes ne manifestaient guère l’inspiration de l’Esprit saint. En fait, la légende de la papesse Jeanne naquit dans les fanges de leurs débordements. Dans la première moitié du X e siècle, la papauté était ainsi tombée aux mains d’une famille riche et puissante, les Theophylacti, que menaient trois
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