4 000 ans de mystifications historiques
femmes, Theodora et ses deux filles, Maroussia et Theodora la Jeune. Elles plaçaient leurs amants aux postes clés, et la chrétienté leur dut quelques-uns de ses papes, amants ou fils, on ne sait : Jean X (898-900), Léon VI (mai-décembre 928), Étienne VII ou VIII, on ne sait non plus (928-931), Jean XL(931-935)… Ce dernier fut renversé par son frère Abéric et finit ses jours en prison.
« Nous avons des femmes pour pontifes », grommelait le peuple. Et le palais de Latran passait pour un mauvais lieu où les femmes honnêtes ne s’aventuraient pas. Incidemment, cette situation dura des décennies et laissa des traces fâcheuses dans les mémoires. Que dire et, encore pis, que penser d’un pape tel que Boniface VII (juin-juillet 974), élu irrégulièrement, qui faisait jeter en prison son prédécesseur Jean XIV, puis le faisait empoisonner, mais retournait quand même sur le trône pontifical (984-985) ? De rumeur en vérité occulte, la papesse Jeanne acquit un état civil virtuel dans le Manuscrit d’Anastase .
Une papesse brochant sur cette saga de nervis mitrés constituait une flétrissure insupportable.
En 1602, les Jésuites de Mayence se disposèrent à produire la première version imprimée du Liber Pontificalis et prièrent une notabilité d’Augsbourg, Marquard Freher, de leur prêter les deux copies du Manuscrit d’Anastase qu’il possédait, ce manuscrit dont venait tout le mal. Pour se débarrasser de cette encombrante mystification, les Jésuites procédèrent à une falsification ingénieuse : ils supprimèrent le passage relatif à la papesse Jeanne dans les exemplaires destinés à la diffusion… mais pas dans les deux copies qu’ils envoyèrent à Freher en remerciement.
Une falsification pour éliminer une mystification, le cas est rare.
*
Freher s’avise de l’astuce des Jésuites, s’en indigne et déclenche une querelle entre érudits.
Cette bisbille s’inscrit dans un contexte déjà tourmenté, qui est celui de l’hostilité croissante entre les catholiques et les protestants. Pour l’éminent Théodore de Bèze, principal collaborateur de Calvin et personnage estimé d’Henri IV, il y a eu une interruption dans la succession des évêques de Rome, par la faute de la papesse Jeanne. Pour Florimond de Rémond, non moins éminent défenseur de la papauté, il n’y a jamais eu de papesse Jeanne et cette carabistouille dérive d’une falsification du Manuscrit d’Anastase , probablement inspirée par le fait qu’une femme fut patriarche de Constantinople.
Mais les duels oratoires et rhétoriques se multiplient et les injures échauffent les deux camps : « Ce ne sont que syllogismes de couvent, vapeurs de froc, exhalations d’une âme pestilente », pour reprendre les termes de l’un des belligérants, André Rivet.
Le fond de la question transparaît au travers de ces flots de hargne ; les deux parties admettent tacitement le même principe : le fait qu’une femme ait pu occuper le trône de Saint-Pierre en compromet la légitimité.
L’honnêteté intellectuelle s’imposera lentement dans l’un et l’autre camps. Les protestants admettront que la source de la fable de la papesse Jeanne est bien Martin Polonius (10) .
Au XIX e siècle, les humeurs se calment, la papesse Jeanne retourne lentement dans les vapeurs du mythe dont elle n’aurait jamais dû sortir. Au XX e siècle, c’est devenu une histoire drolatique. La papesse ne survit plus que dans une figure des tarots et une farce d’Alfred Jarry.
La mystification aura cependant servi à démontrer que les clergés de tous bords ne veulent pas de femmes dans leurs hiérarchies. Il advient ainsi que les mensonges révèlent la vérité.
1347
La fabrication nationaliste
des bourgeois de Calais
N’était le monumental groupe de sculptures d’Auguste Rodin, qui frôle la grandiloquence républicaine, tout le monde aurait probablement oublié les bourgeois de Calais. Pourquoi Calais fut-elle privilégiée ? Et les bourgeois de Tournai, de Bayeux, de Rennes, de Soissons, de Paris, de Dijon… ? La plupart des villes d’Europe qui subirent un siège – et laquelle n’a été assiégée au cours de son histoire ? – pourraient s’orner de groupes similaires. Et toutes ont évidemment compté des bourgeois, « habitants d’un bourg ». Quand la ville se rendait, les bourgeois allaient en remettre les clés au conquérant. Pourquoi Calais se
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