4 000 ans de mystifications historiques
inspirés par la peur de manquer le train d’une mode –, un jeune journaliste conçoit une mystification qui a l’immense mérite d’être divertissante.
Il s’appelle Roland Dorgelès. Il fait le chaland devant une toile accrochée au salon des Indépendants, qui vient de s’ouvrir : Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique (ou Coucher de soleil sur l’Adriatique ). Bien futé qui en distingue le sujet. Le peintre est un Italien que Dorgelès estime injustement inconnu, Joachim-Raphaël Boronali. Ce génie en herbe est le chef de file de l’excessivisme. L’article que Dorgelès en fait de vive voix et par écrit finit par porter ses fruits. La cote du tableau monte et, au fur et à mesure des articles, curiosités et commentaires, elle atteint des sommets.
Qui est Boronali ? Où se trouve-t-il ? A-t-il peint d’autres chefs-d’œuvre ? Le moment est propice pour cracher le morceau : Dorgelès révèle que l’auteur de la toile est Lolo, l’âne du Lapin agile, cabaret de Montmartre que hantaient artistes et rapins du temps, dont Maurice Utrillo. Dorgelès, le futur auteur des Croix de bois et du Cabaret de la belle femme , futur président de l’académie Goncourt aussi, avait fait enregistrer la confection du chef-d’œuvre excessiviste par un huissier. Il avait trempé la queue de Lolo dans des bols de peinture et l’avait promenée sur la toile. Peut-être Lolo y avait-il mis du sien. Et ce nom de Boronali ? Ce n’était que le verlan d’Aliboron, nom donné à un âne par La Fontaine.
Les amateurs gobèrent la potion amère, mais cela ne changea pas grand-chose aux destins des différentes écoles de la peinture moderne. La mystification de Dorgelès fut promptement oubliée et même occultée comme une facétie facile, voire digne d’un Béotien. Près d’un siècle plus tard, on exposait au château de Versailles des baudruches diverses, dont l’une était même en forme de homard, et seuls des esprits qu’on qualifia de rétrogrades et vétilleux s’en offensèrent.
Quant au Coucher de soleil de Boronali, il sommeille à l’espace culturel Paul-Bedu de Milly-la-Forêt.
1912
La rocambolesque mystification
du manuscrit Voynich
C’est en 1912 que l’un des faux les plus extravagants de l’Histoire acheva ses quatre siècles de pérégrinations à travers l’Europe et devint un casse-tête hermétique pour les experts de toutes dénominations ; il le resta d’ailleurs près d’un siècle encore avant qu’on finît par en admettre la nature : un attrape-mystiques.
Cette année-là, Wïlfrid Voynich, ancien sujet russe évadé de Sibérie, où il avait été exilé pour activités politiques, mit la main sur le manuscrit qui porte son nom. Installé à Londres, Voynich était devenu marchand de livres rares, d’incunables (livres imprimés avant 1500) et de manuscrits. L’objet était constitué de deux cent quarante-six pages in-quarto, couvertes de textes et de dessins, dont plusieurs en couleurs. D’après le graphisme, Voynich estima la date de rédaction aux environs de 1400.
L’ouvrage comportait six sections : botanique, astronomie, biologie, pharmacie et peut-être astrologie. L’objet de la quatrième section était impossible à définir : les dessins représentaient des médaillons emplis d’étoiles et de formes inconnues.
En apparence, c’était un de ces manuels d’histoire naturelle, comme les appréciaient lettrés et amateurs de la Renaissance.
Et les problèmes commencèrent…
*
Tout d’abord, l’écriture en était indéchiffrable : ce n’était ni du latin, ni du grec, ni aucune langue ancienne connue ; l’alphabet même en était mystérieux ; il comportait des signes jamais recensés dans aucune écriture.
Puis, si l’on examinait la seule section de botanique, il était strictement impossible d’identifier n’importe laquelle des plantes soigneusement dessinées. L’on n’avait guère plus de chances de trouver une notion connue dans les cinq autres sections.
Le manuscrit était un objet totalement hors du commun.
Émigré à New York au début de la Grande Guerre, Voynich soumit l’objet à des experts, comme il en abondait aux États-Unis. Sans plus de succès. Pour sa part, le libraire attribuait ce singulier manuscrit à Roger Bacon, le célèbre philosophe et érudit anglais du XIII e siècle, sur la base d’une anagramme qu’il avait pu déchiffrer dans le texte, l’une des très rares percées dans
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