A bicyclette... Et si vous épousiez un ministre ?
songeant à la phrase de mon amie, quelques mois plus tôt, je pensais : « Ces femmes-là n'épousent pas des sots. »
Ces femmes célèbres ou anonymes, au hasard de mes voyages et même à Paris, j'en ai croisé beaucoup. Discrètes ou timides, parfois effacées dans l'ombre d'un mari qui occupe le devant de la scène, parfois — plus rarement — plus en vue que lui, célibataires, divorcées ou veuves... Mais chaque fois éclatantes de vie, fortes d'expériences exceptionnelles et pleines de courage. Belles aussi, souvent, le visage façonné par les tumultes de l'existence, les yeux pleins de force et de sens...
Eva la blonde à Varsovie, Olga la brune à Prague, Raufa la Yéménite à Sanaa... Elles m'ont fait partager leurs émotions, en me racontant leurs histoires, tournoyant au gré de l'Histoire avec un grand H.
Merci d'abord à ces femmes de l'Est qui, quelques années après la chute du mur de
Berlin, m'ont fait découvrir par leurs récits la vie quotidienne au temps du communisme, ainsi que le choc de l'après-communisme.
Merci, Eva de Pologne, qui, à la demande du ministère des Affaires étrangères, m'avez accompagnée près de vingt-quatre heures dans Varsovie. De la Pologne, je n'avais en tête que des images en vrac, celles de quelques films de Wajda, l'Homme de fer et l'Homme de marbre, celles de Solidarność bien sûr, des grèves et des accords de Gdansk en 1980, celles des lunettes noires de Jaruzelski et des moustaches de Walesa. Ou encore l'image de ces jeunes Polonaises un peu tristes rencontrées à Paris, de leur goût pour la musique et de leur foi catholique chevillée au corps... Mais rien de cohérent, rien de concret, rien de vécu. Eva, en quelques heures passées sur votre terre, vous m'avez fait aimer la Pologne. C'était le 30 juin 1993, je me souviens de cette ouate rouge et rose qui enveloppait le ciel à notre arrivée sur l'aéroport de Varsovie, ce soir-là vers 21 h 30. Vous m'attendiez déjà et ne m'avez plus quittée jusqu'au lendemain, au pied de l'avion. A peine remarquai-je les quelques perles de sueur qui coulaient sur votre front au dîner, le premier soir dans la petite taverne de la place du Marché, dans le vieux quartier de Varsovie.
Douce, intelligente, Eva était une grande amie du père Popieluszko. Son mari, sénateur, était aussi l'avocat de la partie civile dans le procès contre les assassins du prêtre battu à mort et jeté dans la Vistule en 1984. Aujourd'hui professeur de français au centre culturel de l'ambassade et traductrice littéraire, principalement d'ouvrages philosophiques, elle s'apprêtait à traduire, pendant ses vacances, un roman de Daniel Pennac, Au bonheur des ogres.
Elle était grande, blonde et d'une mélancolie sans doute toute polonaise, qui contrastait avec la volonté de fer qui semblait l'habiter tout entière. Son passé se lisait au fond de ses yeux bleu lavande.
Née au début de la Seconde Guerre mondiale, à Varsovie, elle a exercé le métier de mannequin pour payer ses études de philosophie à l'université. Grandie dans les cendres de la guerre, elle n'a, jusqu'en 1989, connu que le communisme. Aujourd'hui, Lech Walesa est président de la République et Eva a une fille de vingt et un ans dont elle dit magnifiquement, ce jour-là : « Cela me console de vieillir de voir qu'elle me ressemble tant. J'ai parfois l'impression d'être, moi, petite fille et qu'elle est ma mère. »
Mais plus que le communisme d'hier dont la page semble tournée à jamais, c'est surtout l'épisode de la Seconde Guerre mondiale, alors qu'Eva était bébé, qui m'a surtout bouleversée. Sans doute parce que l'Histoire, avec l'ex-Yougoslavie, semble se répéter, et que, si odieux qu'aient été certains épisodes de notre passé, cela ne suffit pas à en empêcher le recommencement. Le lendemain matin, l'ambassadrice de France nous avait entraînées Eva et moi dans le musée historique de la ville voir un film bouleversant : Varsovie quand même. Il raconte, documents photographiques et filmés à l'appui, la Varsovie d'avant la guerre, pleine de rires d'enfants, celle de la guerre quand elle ploie sous les bombes, et celle de la reconstruction, où elle retrouve l'espoir. Eva n'avait jamais voulu découvrir ce film, pour se protéger sans doute des souvenirs terribles de cette époque noire et de la nostalgie de ses parents disparus. Pourquoi, ce jour-là, avait-elle accepté de m'y accompagner ? L'heure était-elle enfin venue?
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