À La Grâce De Marseille
alors s’élever le rire aigu de Featherman.
Charging Elk ouvrit les yeux. Il se trouvait toujours dans la pièce exiguë où brillait la lumière éblouissante. Il avait faim et soif, et son envie d’uriner se faisait de plus en plus pressante. Il n’avait rien bu depuis le moment où il s’était arrêté à une fontaine peu avant la tombée de la nuit. Il lui semblait qu’une éternité s’était écoulée depuis qu’il s’était installé dans le passage pour manger son pain et son fromage. Il défit les deux boutons du bas de son manteau, croisa les jambes, puis ferma de nouveau les paupières pour échapper à cette lumière froide et aveuglante.
Sandrine l’avait conduit derrière le village, vers une forêt clairsemée plantée de hauts arbres aux lourdes feuilles et aux troncs verts très durs. Des buissons poussaient çà et là, parmi lesquels serpentaient des allées de mâchefer. Ils débouchèrent sur un lac avec une petite île au milieu. Dessus, on apercevait une grotte creusée dans un gros rocher. Charging Elk était allé à plusieurs reprises se promener au bord de ce lac – les Indiens de la troupe venaient souvent s’y asseoir et fumer, manger du pain et des bâtons de viande, à l’abri de la curiosité des hommes blancs, encore qu’il arrivât fréquemment que des enfants les suivent. C’était là que, humant l’odeur de l’herbe et fixant du regard la surface fraîche du lac, les jeunes gens parlaient de chez eux en toute liberté. La tranquillité relative de la forêt leur rappelait leur pays et son calme, ses grandes plaines, le lit de ses rivières, les pins des Paha Sapa. Ils bavardaient et fumaient parfois pendant près d’une heure, puis ils se taisaient, nostalgiques, chacun réfugié dans ses souvenirs. Par contre, quand ils regagnaient le camp afin de se préparer à la prochaine représentation, ils plaisantaient fort, se moquaient les uns des autres ou même luttaient entre eux tout en jouant les bravaches et en mettant leurs peintures pour le spectacle du soir. Et lorsqu’ils entraient en piste pour la grande parade, on retrouvait les nobles guerriers prêts à tout.
Sandrine et Charging Elk s’assirent dans l’herbe sur la rive du lac, regardant l’île devant eux tout en s’observant de temps en temps à la dérobée. Sandrine ramassa une petite pierre, se tourna vers Charging Elk et dit : « Caillou. » Elle le lui montra de nouveau, répéta : « Caillou » , puis le lui donna. « Inyan », fit-il alors. « Inyan », répéta-t-elle, et tous deux sourirent. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais éprouvé pareil sentiment de sympathie pour un w asichu. La jeune femme leva les yeux vers le ciel bleu légèrement brumeux et dit : « Ciel. » « Mahpiya », fit-il.
Ils passèrent une heure des plus agréables à s’apprendre ainsi des mots dans leur langue respective – cheval, chien, terre, eau… – mais pratiquement sans se regarder. Quand elle se tournait vers lui, il fixait la grotte. Quand il se tournait vers elle, elle fixait un brin d’herbe qu’elle tenait entre ses doigts fins.
Elle finit par se lever et épousseta sa robe à fleurs. Charging Elk se disait qu’elle était aujourd’hui bien différente de la personne qu’il avait vue la première fois, celle qui, impressionnante, portait une robe moulante gris métallique et un chapeau qui ressemblait à un canard multicolore. Il préférait de loin la femme qu’il avait devant lui. Il aurait voulu rester ici toute la soirée et toute la nuit. Même quand ils se taisaient, il se sentait à l’aise, comme s’ils ne formaient qu’un seul cante, un seul cœur. Jamais il n’avait ressenti cela avec une femme. De fait, il n’avait jamais été vraiment avec une femme, hormis la folle au Bastion qui vivait seule et ouvrait ses cuisses en échange d’une bouteille d’eau sacrée. Il n’avait pu lui apporter qu’à deux reprises du mni wakan, et c’étaient les deux uniques fois où il avait pénétré une femme.
À regret, il se mit debout à son tour et regarda Sandrine fouiller dans son sac, faisant s’entrechoquer les divers objets qu’il contenait. Il songea qu’il ne désirait pas cette femme de la même manière qu’il avait désiré la folle. Il lui suffisait d’être auprès d’elle par une chaude après-midi dans cette paisible forêt. Il suivit des yeux un petit garçon qui alla se cacher derrière un buisson, et il repensa à une conversation
Weitere Kostenlose Bücher