À La Grâce De Marseille
Bill venait à chaque fois sauver au dernier moment les wasichus – les pionniers, les femmes et les enfants, les passagers de la diligence, mais pas les Longs Couteaux. Ceux-ci mouraient toujours avant qu’il n’arrive, et alors, debout devant les soldats morts, il enlevait son chapeau et inclinait la tête, imité par son cheval. À ce moment-là, les guerriers indiens se trouvaient derrière la longue toile servant de décor qui représentait des collines ondoyantes à l’herbe jaunie et les nombreux tipis près de la rivière bordée d’arbres. Ainsi à l’abri des regards du public, ils fumaient, buvaient de l’eau et plaisantaient.
À Paris, ils avaient pris du bon temps. Il faisait parfois trop chaud, mais les femmes étaient belles et il y régnait une grande animation. Hormis quelques accès de nostalgie au souvenir de la paix et de la solitude qu’il avait connues au Bastion, Charging Elk était ravi de l’aventure. Il s’était même lié d’amitié avec quelques-uns des Indiens des réserves qui, en définitive, ne semblaient pas si mous qu’il l’aurait cru. Ils montaient à cheval et galopaient presque aussi bien que lui, encore qu’il prît davantage de risques qu’eux à compter les coups sur les bisons, à tomber de cheval après avoir été « abattu » et à lutter à mains nues contre les soldats. Il se montrait très fier de ses performances, et parfois même trop, de sorte que ses compagnons, emmenés par Featherman, se moquaient cruellement de lui, le traitant d’Indien noir en raison de sa peau foncée ou de sale tatanka parce qu’il avait vécu dans les Mauvaises Terres comme un vieux mâle pouilleux. Ils lui jouaient des tours, du genre glisser de l’herbe qui gratte dans les peaux dont il s’enveloppait pour dormir ou verser dans son pejuta sapa le sable épicé dont on saupoudrait la viande.
Il sourit à l’évocation de ces blagues, mais revint bien vite à la triste réalité. La petite pièce ne contenait que la table, la chaise sur laquelle il était assis, une deuxième chaise et, contre un mur, une grande boîte munie de plusieurs tiroirs. Le fil jaune dans le globe de verre et la fenêtre donnant sur le couloir éclairaient d’une lumière crue, mais les coins restaient dans l’ombre. Il était assis depuis près de deux heures pratiquement sans bouger, et il avait envie de soulager sa vessie. L’ akecita qui l’avait amené ici n’avait pas réapparu.
Le tabac qu’il avait fumé lui faisait tourner la tête et la faim lui tenaillait l’estomac. Il ferma les yeux et reporta ses pensées sur Paris. Il revit la jeune femme venue visiter le village des Indiens. La première fois, elle portait une longue robe d’un gris métallique qui n’avait pas de grosses fesses mais qui la serrait à la taille, presque comme une seconde peau. Elle était mince et ses seins menus ne détruisaient pratiquement pas la ligne de l’étoffe moulante. Elle était arrivée en compagnie d’un homme assez vieux et d’un autre qui semblait à peu près du même âge qu’elle. Au début, Charging Elk ne lui prêta guère attention. Un grand nombre de gens, parmi lesquels beaucoup de jolies femmes, venaient dans le village voir les Indiens. La seule chose intéressante chez celle-ci était son chapeau, ou plutôt, les plumes vertes, bleues et jaunes dont il était surmonté. On aurait dit qu’un étrange et beau canard s’était endormi sur sa tête, le bec enfoui sous une aile. Charging Elk examina le chapeau avec des yeux ronds, puis il détailla un instant la jeune femme, surpris de lui trouver une figure toute simple encadrée par des cheveux presque vermillon relevés sur la tête. Elle avait les lèvres pâles et les yeux du vert des glaciers des Paha Sapa. Il l’observa un moment encore, décréta qu’elle était agréable à regarder, puis retourna à sa partie de dominos.
Elle revint le lendemain, juste avant la représentation de l’après-midi, alors que Charging Elk se préparait à entrer dans la tente qu’il partageait avec cinq autres Indiens afin de mettre ses vêtements en daim et sa longue coiffe de plumes préparés par l’homme responsable des costumes et qu’il portait pour la grande parade et les danses. Immobile sur l’allée de terre toute piétinée qui séparait le tipi de Charging Elk de celui de Rocky Bear, elle semblait l’étudier. Bien que, à l’instar de la majorité des Indiens, il n’aimât pas regarder les wasichus dans les
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