A l'écoute du temps

du quartier étaient en classe et le
calme de la rue Fullum n'était troublé que par de rares véhicules.
     
    De retour à
l'appartement, elle alla inspecter les chambres après avoir retiré son manteau
et ses bottes.
     
    Ensuite, elle
sortit son panier rempli de vêtements à repasser. Elle ouvrit sa vieille
planche à repasser, prépara un bol plein d'eau pour humecter les tissus et se
mit au travail. Elle n'arrêta qu'un peu avant onze heures trente pour faire
rissoler des pommes de terre qu'elle servit aux 197 enfants avec une tranche
épaisse de baloney pour leur dîner. Dès que les jeunes furent retournés à
l'école, elle alluma la radio et écouta Jeunesse dorée et quelques chansons
interprétées par Lucille Dumont et Robert L'Herbier.
     
    Mais rien ne
semblait être capable de la distraire de sa déprime. Durant une bonne partie de
l'après-midi, elle fuma cigarette sur cigarette, incapable de se décider à
préparer un repas spécial pour souligner leur anniversaire de mariage.
     
    — Je vois pas
pourquoi je me désâmerais pour lui faire un repas de fête quand il est même pas
capable de se rappeler du jour de notre mariage, se répétait-elle, vindicative.
     
    Finalement, un
peu après quatre heures, elle se résigna à éplucher des pommes de terre et à
préparer un «pâté chinois», un mets qui revenait chaque semaine sur la table
des Morin.
     
    — Pas de dessert
non plus! s'écria-t-elle en assénant une claque sur la table. Il mangera des
biscuits s'il veut du sucré.
     
    Quand Gérard
rentra à la fin de sa journée de travail après être allé chercher La Presse
chez Brodeur, en face, il s'assit dans sa chaise berçante et se mit à lire sans
même demander ce qu'il y aurait à manger ce soir-là.
     
    Pour manifester
son mécontentement, sa femme se mit à heurter de la vaisselle et à fermer
bruyamment portes d'armoire et tiroirs.
     
     
     
    — Enlevez-moi
toutes vos cochonneries de la table, dit-elle sur un ton brusque à ses trois
plus jeunes en train de rédiger leurs devoirs. Vous continuerez après le
souper.
     
    Carole,
dépêche-toi à étendre la nappe.
     
    Gérard leva la
tête de son journal, mais ne dit pas un mot. Il était habitué aux sautes
d'humeur de sa 198 L'ANNIVERSAIRE DE MARIAGE femme. Lorsque Jean-Louis rentra,
ce dernier ne put que remarquer la mauvaise humeur de sa mère.
     
    — Qu'est-ce
qu'elle a, la mère, à bourrasser comme ça? demanda-t-il à mi-voix à Denise en
la croisant dans le couloir.
     
    — Je le sais pas
ce qu'elle a, chuchota sa soeur. Elle a l'air d'être en maudit après tout le
monde.
     
    Le repas se prit
dans un silence relatif.
     
    — T'as assez bu
de lait, dit sèchement la mère de famille à Gilles, qui s'apprêtait à se verser
un second verre de lait.
     
    — Ben, m'man,
protesta l'adolescent.
     
    — Il y a pas de
«ben, m'man». T'es pas un l'eau, bonyeu! T'en as bu un verre, c'est assez. Il
est rendu dix-huit cennes la pinte.
     
    Gilles aurait
aimé lui faire remarquer que le lait servi sur la table des Morin était un
mélange beaucoup moins coûteux parce que, par souci d'économie, sa mère ne
manquait jamais de mélanger chaque pinte de lait pasteurisé à une pinte d'eau
dans laquelle elle avait pris soin de faire diluer du lait en poudre. Le
mélange avait un goût assez particulier.
     
    Après le repas,
Denise annonça à sa mère qu'elle allait au cinéma voir un film de Jean Gabin
avec Colette Gravel.
     
    — T'es chanceuse,
toi! fit Laurette d'une voix cassante en jetant un regard mauvais à son mari.
On t'a invitée à sortir, toi!
     
    — Ben, m'man,
c'est pas la première fois que je sors avec Colette, protesta sa fille.
     
    — Laisse faire,
je me comprends, la coupa sèchement sa mère. Rentre pas trop tard et faites ben
attention, toutes les deux. J'aime pas ben ça te voir dehors, à la noirceur.
     
    Quand Denise
partit, Gérard alluma la radio pour écouter Un homme et son péché. Il sortit
son tabac et 199 s'installa à un bout de la table de cuisine sur laquelle
Richard et Carole terminaient leurs devoirs. Il se mit à confectionner des
cigarettes avec un reste de tabac de la semaine précédente.
     
    — Je m'en vais
m'étendre, j'ai mal à la tête, déclara Laurette sans s'adresser à personne en
particulier.
     
    Avant même que
quelqu'un songe à l'interroger sur sa migraine, elle disparut dans sa chambre à
coucher dont elle ne sortit pas de la soirée. Vers dix heures,