A l'écoute du temps
les lieux, comme en territoire conquis.
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L'ANNIVERSAIRE DE MARIAGE Arrivé au pied de l'escalier, il aperçut des petits
yeux rouges qui le fixaient au sommet du tas de charbon. Un frisson le
parcourut des pieds à la tête. Il s'agissait de deux gros rats bruns de près
d'un pied de longueur, comme on en trouvait souvent sur les quais. Ils étaient
si gros que les chats les fuyaient plutôt que de leur donner la chasse.
Même s'ils
étaient communs dans le quartier, ils n'en inspiraient pas moins une certaine
crainte parce qu'ils avaient la réputation d'être féroces et d'attaquer quand
ils étaient acculés.
— Il y a deux
gros rats sur le tas de charbon, cria Richard du pied de l'escalier. Qu'est-ce
que je fais?
— Lance-leur
quelque chose, lui suggéra son père qui venait d'apparaître dans l'embrasure de
la porte. Arrête de crier comme un perdu. Tu vas finir par réveiller toute la
maison. Grouille. J'attends après mes bottes pour partir.
L'adolescent
chercha nerveusement des yeux quelque chose à lancer qui soit à sa portée. Il
aperçut un bout de planche dont il s'empara. Le coeur battant la chamade, il le
lança de toutes ses forces vers le tas de charbon. Il rata la cible. Les deux
gros rats sautèrent en arrière. Ils répondirent à cette attaque par des
couinements perçants, mais ils ne s'enfuirent pas. Ils demeurèrent sur le tas
de charbon, encore plus attentifs au moindre geste de l'intrus qui les avait
dérangés.
— Où est-ce
qu'elle est cette boîte-là? fit Richard qui ne se décidait pas à quitter le
pied de l'escalier.
— Ouvre-toi les
yeux! s'impatienta sa mère. Elle est juste à côté de l'escalier.
L'adolescent
aperçut alors la boîte du coin de l'oeil. Sans quitter les deux rats des yeux,
il se pencha, prit la boîte et monta au rez-de-chaussée sans perdre un instant.
— Ces maudits
rats-là. Il y a rien qui leur fait peur, dit-il à son père en déposant par
terre la boîte dans laquelle i93 étaient les bottes et les couvre-chaussures de
toute la famille. Qu'est-ce que je fais pour le charbon?
— Tu remplis la
chaudière. On en a besoin pour chauffer, ajouta-t-il, sans tenir compte de la
crainte évidente de son fils.
— Es-tu rendu
trop pissou pour aller chercher du charbon dans la cave? se moqua Jean-Louis
qui venait de sortir des toilettes.
— Toi, personne
t'a parlé! répliqua Richard en empoignant le seau vide.
Il descendit
l'escalier. Arrivé sur la dernière marche, il scruta le tas de charbon en
frappant son seau contre la rampe. À son grand soulagement, les rats semblaient
avoir déserté les lieux. Toutefois, craignant une traîtrise de leur part, il ne
s'avança vers le tas qu'avec une extrême prudence. Quand il put enfin poser la
main sur la pelle, il se dépêcha fébrilement de déposer trois grandes pelletées
de combustible dans sa chaudière avant de remonter l'escalier à toute allure.
Au moment où il refermait derrière lui la porte de la cave, il entendit son
père dire:
— A soir, en
revenant de l'ouvrage, je vais m'en occuper. Je vais leur préparer des beurrées
de Ratnik.
Mais Gérard Morin
savait fort bien que ce poison ne parviendrait jamais à enrayer tout à fait
l'invasion de ces rongeurs. C'était une lutte à recommencer sans cesse. On
ignorait d'où ils venaient. Ils s'installaient aussi bien dans le hangar que
dans la cave et se multipliaient dangereusement.
L'important était
de faire en sorte qu'ils ne pénètrent pas dans l'appartement, ce qui se
produisait parfois.
Le père de
famille trouva rapidement ses bottes dans la boîte, les chaussa et quitta la
maison sur le coup de sept heures après avoir embrassé distraitement sa femme
sur une joue. Pas un mot sur leur vingtième anniversaire de mariage. Laurette
en avait le coeur lourd et maîtrisait 194 I ANNIVERSAIRE DE MAKIAGE
difficilement son envie de pleurer. Si elle n'avait pas promis à Richard
d'aller le voir servir la messe, elle serait retournée se coucher, au moins
jusqu'au départ de Denise pour son travail.
Après avoir
réveillé Gilles et Carole, elle s'esquiva dans sa chambre sous le prétexte de
s'habiller et de faire son lit.
— Faites-vous à
déjeuner et mettez-moi pas la cuisine à l'envers, leur ordonna-t-elle. J'ai un
peu mal à la tête. Ça se peut que je m'étende un peu avant d'aller à la messe.
Réveillez Denise
dans une dizaine de
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